Vocabulaire dans Phèdre
On peut distinguer trois catégories dans le vocabulaire employé par Racine dans Phèdre.
1/ D’abord, des mots de la langue du 17e siècle, sans importance particulière pour Racine, mais qui peuvent présenter quelque difficultés en raison de l’évolution de la langue. À chaque page ou presque, on rencontre objet (« personne aimée »), courage (« cœur »), foi (« fidélité »), soins (« souci effort, préoccupation »). On pourrait en citer une vingtaine, parmi lesquels étonné, confus, affreux, aimable, transports. Ou bien leur sens s’est affaibli comme gêne, chagrin, tourment, affligé. Ou bien l’usage moderne leur a substitué un mot voisin de forme ou de sens : poursuivre au lieu de « suivre », propos au lieu de « discours », raconter au lieu de « réciter ». Pour les mots de cette catégorie, avec lesquels on se familiarise vite, de brèves note en bas de page éclairent souvent leurs emplois les plus déroutants. Plus particulièrement racinien cependant dans cette catégorie, l’emploi répété de l’adjectif triste avec le sens de « malheureux ». De même reviennent souvent les mots généreux et gloire avec les sens attendus de « digne d’un noble sang » et d’ « honneur », « sentiment de sa propre valeur et de sa propre dignité », mais toujours au moment où l’on constate la disparition de cette « gloire » ou de ces sentiments « généreux ». La « gloire », on la souille (vers 1058) ; la « générosité », on la perd sitôt qu’on aime (vers 443, 572).
2/ Il y a ensuite des mots parfaitement clairs pour nous, mais dont la fréquence dans le texte atteste l’importance dans l’univers racinien : ils ne doivent pas être compris isolément, mais chaque fois en référence avec l’ensemble de la notion morale qui leur donne tout leur sens. On trouve dans cette catégorie des termes comme honneur, vertu, amour, haine, mort, qui parlent assez d’eux-mêmes, mais aussi quelques autres que leur banalité risque de faire négliger.
Ainsi le verbe égarer revient aux vers 103, 180, 282, 639, 1264, 1476 ; il exprime la perte de la maîtrise de soi-même, l’abandon du héros à la passion et au trouble. Le vers 536 permet d’en donner clairement le sens.
La honte, c’est le sentiment du héros racinien devant lui-même, devant les autres et devant l’univers quand il a cédé à la passion. L’adjectif lâche est chargé du même sens. Le vers 669 éclaire bien cette notion (vers 68, 97, 183, 437, 539, 669, 676, 694, 713, 746, 762, 767, 813, 880, 1015, 1081,1114, 1335).
Fuir et se cacher sont les deux réactions d’un personnage quand il s’est découvert « égaré » et « honteux ». Fuir revient 18 fois (vers 28, 50, 56, 57, 713, 717, 757, 874, 976, 1053, 1059, 1063, 1277, 1310, 1358, 1575, 1606) et se cacher 9 fois (vers 20, 740, 920, 1236, 1242, 1277, 1345, 1346, 1611).
Si dégoûté de lui-même que soit le héros, il ne cesse jusqu’au bout, et jusqu’au bout les autres ne cessent à son propos de se poser la grande question de la tragédie : est-il innocent ou coupable ? Ces deux adjectifs, auxquels on peut joindre le terme innocence, se rencontrent 23 fois (vers 55, 217, 220, 222, 242, 298, 347, 354, 674, 773, 866, 873, 893, 986, 996, 1018, 1027, 1097, 1118, 1166, 1238, 1430, 1618).
Enfin, la réponse à cette question est donnée par l’extraordinaire fréquence de mots comme le ciel, le destin, un dieu, les dieux, Vénus, Neptune (près de 80 fois). Même les cris traditionnels de Ciel ! et Dieux ! finissent par se charger d’un sens plus précis et plus lourd. Les emplois les plus significatifs pour éclairer cette notion de « fatalité divine » qui pèse sur le héros sans arriver à détruire en lui le sentiment de sa culpabilité sont ceux des vers 35, 61, 96, 115, 181, 469, 677, 681, 967, 1003, 1160, 1243, 1327.
3/ Il y a enfin une troisième catégorie de mots, ce sont les plus intéressants. Il s’agit de ceux, essentiels pour la compréhension profonde du texte, dont le sens a été, ou par Racine, ou par l’évolution du langage, ou par les deux à la fois, modifié, transformé au point qu’on est obligé de s’y arrêter. La fréquence de ces mots indique également la permanence de certains thèmes fondamentaux dans la tragédie. Les voici, par ordre alphabétique :
- Charme (charmant) : du latin carmen, formule d’incantation magique. Sortilège, d’où, par extension, influence mystérieuse et irrésistible, qui suspend l’effet des lois naturelles et le jeu de la raison. Est charmant tout ce qui fait sortir du droit chemin et tomber dans la faute : essentiellement l’amour, mais aussi à l’occasion l’ambition. Cette notion peut être liée à celle de « honte ».
- Chemin : ce mot a une valeur poétique et symbolique. Il y est souvent question, du Labyrinthe et de ses détours, où il importe de ne pas se perdre. De même, dans la complexité de l’existence et du cœur humain, il faut connaître le « chemin » ou savoir le trouver.
- Fatal : du latin fatum (sort, destin). Est fatal tout ce qui est voulu par le destin ou les dieux, ce contre quoi on ne peut rien, et par là, dans un sens péjoratif, tout ce qui e près ou de loin peut entraîner le malheur ou la mort. D’où l’emploi extrêmement souple du mot.
- Funeste : du latin funus, funérailles, deuil. Racine fit de cet adjectif un emploi très varié. Est funeste tout ce qui de près ou de loin a trait à la mort aussi bien le poison ou un avis que le plaisir et même le doute.
- Fureur (furieux) : Il faut donner à ce mot le sens très fort qu’il avait à l’époque, c’est-à-dire « folie, rage, démence ». Racine l’emploie aussitôt que, la raison bannie, le héros s’abandonne aux violences troubles de la passion ou de l’erreur. Cette notion peut être liée à celle de la fatalité.
- Horreur (horrible) : Sentiment physique et moral de répulsion, d’effroi devant la laideur hideuse d’un être, d’un acte ou d’une pensée. Le vers 1268 éclaire la force concrète de ce mot : « Chaque mot sur mon front fait dresser mes cheveux ».
- Joug : Cette image, assez traditionnelle en elle-même, revient quatre fois et de façon très significative, toutes les fois que les mots liens, fers ou chaînes ne suffisent plus pour flétrir la force terrible qui a brisé la fierté naturelle d’un être. Cette image est en outre à rapprocher de toutes les images de chevaux domptés qu’évoquent Hippolyte ou Théramène.
- Monstre : Comme le mot chemin, ce mot joue un rôle essentiel dans la puissance poétique et symbolique de la pièce. Il désigne aussi bien les êtres légendaires battus par Thésée ou dévorant Pirithoüs que les héros eux-mêmes au profond de leur crime. Il arrive même à Racine de jouer sur cette ambiguïté : les monstres habitent l’extérieur et l’intérieur de l’homme, dans cet univers monstrueux.
- Rougir (rougeur) : Manifestation physique de la honte. Tous les héros à quelque moment rougissent, et l’univers lui-même devant eux. C’est aussi – car le noir est pris en un sens uniquement figuré – la seule véritable notation de couleur que l’ensemble du texte impose.
- Sang (sanglant) : Au sens propre, le liquide qui coule dans les veines et, au sens figuré, la race, la famille. Mais la plupart du temps ce mot est chargé de l’idée d’hérédité, de prédestination quasi physiologique de chaque héros (« sang fatal »). C’est l’importance de cette dernière idée dans l’univers de Racine qui explique le retour si fréquent du mot.
- Superbe : Fier, noble, orgueilleux, sans aucune nuance péjorative dans toute la pièce. C’est la noble fierté du héros avant qu’il ait commis la faute. Il faut, pour bien comprendre le mot, utiliser la description d’Hippolyte aux vers 638-639. Mais le mot s’applique aussi aux choses.
- Trahir : Abandonner sous l’effet de la passion les êtres ou les devoirs auxquels la gloire devrait attacher. Racine utilise très souplement le mot dans ce sens précis (à rapprocher de foi et de perfide).
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