Tragi-comédie et naissance de la tragédie classique
I. Promotion du théâtre
« La poésie, et particulièrement celle qui est composée pour le théâtre, n’est faite que pour le plaisir et le divertissement. » (François Ogier, Préface de Tyr et Sidon, de Jean de Schélandre, 1628).
Les « inventeurs » du théâtre français (Première moitié du 17e siècle)
Très pauvre, voire inexistant au début du siècle, le théâtre français est devenu, quand s’achève le demi-siècle, un phénomène non seulement littéraire mais aussi social (et mondain) de premier plan.
Le retard initial tenait à plusieurs circonstances : la guerre civile (guerres de religion) avait fini par compromettre gravement les efforts de la Renaissance pour inventer, en imitant les Anciens, un théâtre national. La France des temps modernes n’avait pas su se doter, comme l’Angleterre et l’Italie, de salles de spectacle spécialement aménagées pour le jeu dramatique et l’activité théâtrale s’y heurtait à toutes sortes d’obstacles, interdits ou restrictions. Le seul théâtre existant était, à Paris, l’Hôtel de Bourgogne, propriété des Confrères de la Passion, lesquels détenaient un véritable monopole et ne se consacraient qu’aux genres médiévaux (moralités, farces, etc.).Les autres troupes d’acteurs en étaient réduites aux tournées en province et aux représentations improvisées dans des locaux de fortune. Le théâtre de cour, réservé à l’entourage du prince, était composé de divertissements brillants, surtout des ballets, plus spectaculaires que littéraires. Les pouvoirs politiques et religieux voyaient d’une mauvais œil un art qui leur paraissait trop immoral ou satirique.
Tout changea aux alentours de 1630. Le facteur décisif fut la protection politique accordée au théâtre, autrement dit le mécénat de Richelieu (ministre de 1624 à 1642). Le maréchal aimait le théâtre et son goût personnel allait dans le même sens que sa propagande monarchiste et nationaliste. Une royauté forte et glorieuse méritait un théâtre brillant.
La caution officielle prit plusieurs formes. En 1629 le roi (Louis XIII) fonda un théâtre public en imposant la troupe de ses propres comédiens aux Confrères de la Passion ; en 1630 Richelieu fit transformer une pièce de son palais en salle de spectacle et en 1641 il inaugura le théâtre du Palais-Cardinal (devenu la Comédie Française), le plus beau et le plus vaste de Paris pendant longtemps ; des pensions vinrent aider et stimuler les auteurs dramatiques. L’impulsion était donnée : dès 1634 une autre compagnie que les « Comédiens du Roi » se fixa au Marais du temple et la concurrence entre les deux troupes contribua grandement à l’éclat de saisons théâtrales (qui avaient lieu en hiver jusqu’au Carême). Les comédiens, d’amuseurs publics et décriés, se transformèrent peu à peu en personnes honorables, riches et célèbres pour les plus talentueux d’entre eux.
En dernier ressort, l’élément essentiel de ce rétablissement du théâtre fut l’étonnante floraison d’œuvres et de chefs-d’œuvre. À partir de 1630 environ, une pléiade de jeunes auteurs, issus de la bourgeoisie, embrassèrent avec enthousiasme une carrière qui pouvait s’avérer glorieuse et fructueuse. L’histoire littéraire retiendra la variété des formes théâtrales (pastorales, tragédies, tragi-comédies, etc.) qui témoignèrent de la vitalité et de la richesse du genre dramatique.
II. La pastorale dramatique
L’Italie de la Renaissance avait déjà transposé à la scène, pour ses fêtes de cour, les églogues ou idylles de la tradition pastorale, lyrique ou romanesque ; les Valois avaient à leur tour aimé ces brillants divertissements où se mêlaient les vers, la musique et la danse. La pastorale dramatique proprement dite naquit à la littérature en France avec une Bergerie (1601) de Montchrestien. Alexandre Hardy, le premier dramaturge fécond du siècle (Théâtre, tomes I à V, 1623-1628), sacrifia ensuite à cette forme nouvelle dont il fixa durablement les règles : cadre champêtre idéalisé, chaîne amoureuse unissant et défaisant les couples au fil de l’intrigue, triomphe de l’amour vertueux sur l’amour charnel ou sur le refus de l’amour, scènes de magie, interventions divines, épisodes burlesques).
En 1627, la Sylvanire d’Honoré d’Urfé dramatisa l’un des plus beaux épisodes de son roman ; en 1626, la Sylvie de Jean Mairet et sa Silvanire en 1629 eurent un grand retentissement en respectant et en défendant les principes de la dramaturgie classique (régularité, vraisemblance, bienséance). En 1620 déjà, les Bergeries de Racan, moins irréelles, plus proches de la réalité familière, orientaient la pastorale vers la comédie champêtre. Ce genre n’eut qu’un succès provisoire. Mais l’utopie bucolique, la « chaîne » des amours, le merveilleux spectaculaire passèrent peu ou prou dans les comédies de Corneille et de Molière, dans les tragédies de Racine, puis les « pièces à machines » (Andromède, de Corneille) et l’opéra, plus tard encore chez Marivaux.
III. La Tragi-comédie
Le mot, ancien, s’était appliqué chez les Latins à des pièces où les dieux, les héros ou les rois de la tragédie se trouvaient mêlés à des aventures comiques. En France, au 16e siècle, Robert Garnier avait donné le premier chef-d’œuvre du genre avec sa Bradamante (1582). Dès le début du 17e, Jean de Schélandre (Tyr et Sidon, 1628) et Alexandre Hardy avaient eux aussi exploité cette veine, et de 1630 environ jusqu’en 1640, il y eut un tel déferlement de tragi-comédies que cette forme dramatique éclipsa toutes les autres, certains auteurs en faisant leur spécialité, et d’autres – les plus grands (Corneille, avec Clitandre puis Le Cid, Mairet, Rotroi) – tenant à en écrire. La renaissance et le succès de la tragédie ne parvinrent pas à tarir ce flot : le genre se maintint à égalité avec la forme concurrente et il ne déclina qu’après 1660.
Quoi de plus éloquent que cette liste de titres : La Belle Égyptienne, Félismène, Chryséide, Le Prince déguisé, La Amours de Palinice, Circéine et Florice, l’Illustre Corsaire, L’Heureux naufrage, etc. Rien dans tout cela qui rappelle la grande tradition tragique ! Les tragi-comédies reprenaient les thèmes, les personnages et les procédés des romans héroïques à la mode ; aventures et amours contrariés en étaient les indispensables ingrédients. Les figures typiques du monde romanesque (amants exemplaires, rivaux jaloux, parents hostiles, tyrans cruels, etc.) étaient emportés dans le tourbillon d’une action qui accumulait péripéties et rebondissements, coups de foudre et séparations quêtes éperdues et déguisements opportuns, malheurs en cascade et dénouement heureux tout cela resserré sans aucune vraisemblance dans le temps restreint de la représentation théâtrale.
Une telle matière ne pouvait convenir qu’à un théâtre irrégulier. Ces superproductions, ces feuilletons dramatiques nécessitaient des lieux variés, des actions multiples (et non unifiées), une durée fictive allant de plusieurs jours à plusieurs mois ou années. La diversité, le mélange des tons et des registres étaient une autre audace : des gens du peuple, des personnages truculents et bouffons à côté de nobles héros, eux-mêmes engagés parfois dans des situations comiques ; ces éléments disparates avaient pour fonction non seulement de détendre l’atmosphère mais aussi de faire vrai en imitant la vie telle qu’elle était avec ses rires et ses pleurs. Un véritable expressionnisme constituait le dernier trait frappant du genre : rocambolesques, les tragi-comédies étaient en outre sanglantes, érotiques et cruelles. Les passions étaient forcenées, les comportements paroxystiques, le langage souvent cru ou obscène ; s’exhibaient sur scène les combats, les duels, les préparatifs de supplices, des tortures, des viols ou des tentatives de viol, des caresses lascives, des suicides, des meurtres et des cadavres. Contrairement au théâtre classique qui relègue la cruauté dans la coulisse ou dans le discours, la transcendera ou l’exorcisera dans la cérémonie poétique, ce théâtre préclassique se voulait celui de la cruauté spectaculaire. Il était fidèle à la mentalité et à l’esthétique baroques qui s’efforçaient avant tout de frapper, de griser l’imagination et la sensibilité, qu’il était au fond l’exact correspondant en France du théâtre élisabéthain, shakespearien en particulier, et des drames espagnols du « Siècle d’or ».
IV. La tragédie
Les humanistes du 16e siècle avaient écrit quelques belles tragédies de déploration à la manière des Anciens ; Hardy ne dédaigna pas le genre, auquel il insuffla le dynamisme et la violence de la tragi-comédie, mais quand son style trop rude le fit passer de mode, la tragédie entama une traversée du désert.
Il fallut attendre les années 1634-1637 pour assister à une résurrection de cette forme dramatique avec l’Hercule mourant de Rotrou et la Sophonisbe de Mairet, puis la Médée de Corneille, La Mort de César de Scudéry, la Marianne de Tristan l’Hermite, etc. En 1637, la querelle du Cid répandit la doctrine classique dans le public. Les chefs- d’œuvre de Corneille vinrent alors consolider et renforcer le triomphe du genre, en illustrant brillamment ce premier classicisme théâtral. Il y en eut d’autres : par exemple Le Véritable Saint Genest (1645), Venceslas (1648) et Cosroès (1648) de Rotrou, d’un authentique tragique avec leurs débats philosophiques, politiques ou moraux, leurs héros aussi grands dans la vertu que dans le crime, et leurs destins hors du commun. En 1653, La Mort d’Agrippine, de Cyrano de Bergerac, interdite pour ses audaces de pensée, égalera les plus grandes tragédies du siècle par ses situations tendues à l’extrême, ses passions violentes et son admirable concision.
La retraite temporaire de Corneille, les trouble de la Fronde signèrent la fin de cette première tragédie classique, celle de l’héroïsme et de la rhétorique, celle d’une époque révolue. Le genre reprendra vigueur en 1656, mais pour devenir romanesque et galant d’un côté, racinien de l’autre, et fournir ainsi matière à un second classicisme théâtral dans les années qui suivront.
La victoire progressive, au long du siècle, de la tragédie sur la tragi-comédie est liée à celle de l’esprit et de l‘esthétique classique sur la mentalité et l’art baroques. Voulue par les doctes, soutenue par des hommes d’État aux vues supérieures, pratiquée par des écrivains cultivés héritiers d’une tradition savante, répudiant une modernité hédoniste et mondaine, méprisant la variété clinquante et l’expressionnisme facile, se voulant méditation sur la condition humaine, aspirant à la grandeur, à la noblesse, à l’austérité et à l’intériorité, la tragédie fut à vrai dire le sommet, aristocratique et raffiné de la culture et de la civilisation classiques.
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Date de dernière mise à jour : 27/02/2020