Timocrate (Thomas Corneille)
On connaît avant tout Thomas Corneille comme le frère cadet de Pierre. Vie bourgeoise et tranquille, élection à l’Académie française (au fauteuil de Pierre) qui le consacrait en tant qu’auteur dramatique à la longue et féconde carrière, et longue intimité avec son frère. Il écrivit de plaisantes comédies adaptées de l’espagnol, puis des tragédies de qualité, romanesques et dramatiques.
Résumé
Timocrate (1656) fut, avec quatre-vingt représentations successives, le plus grand triomphe du siècle. Le sujet, tout à fait invraisemblable (1), en était emprunté à La Calprenède et à son roman Cléopâtre. Timocrate, fils du roi de Crète, par amour pour Eriphile, fille de la reine d’Argos, une cité en guerre contre les Crétois, est venu s’engager et se distinguer dans l’armée argienne, sous le nom de Cléomène. À la mort de son père, il doit repartir prendre possession de son trône et revenir assiéger Argos, non sans proposer la paix à ses ennemis en échange du mariage avec la princesse héritière. Il reparaît d’ailleurs à la Cour d’Argos sous son déguisement pour défendre la proposition de Timocrate ! La reine-mère, qui a perdu son époux dans la guerre contre les Crétois, prononce un double serment solennel devant les prétendants de sa fille : elle ne sera satisfaite que par le mort de Timocrate et elle donnera Eriphile au vainqueur.
Une bataille tourne à l’avantage des Argiens, mais Timocrate ramène la victoire dans son camp en apparaissant à la tête de ses troupes. Quant à Cléomène, qui a disparu, il surgit à la Cour pour annoncer qu’il a fait prisonnier Timocrate et réclamer la main d’Ériphile. On apprend cependant que le Timocrate capturé n’est qu’un imposteur. La reine d’Argos comprend enfin, atterrée, que son fidèle serviteur Cléomène n’est autre que son ennemi Timocrate : faut-il faire mourir en vertu du serment prononcé ? Entretemps, les Crétois réussissent à s’emparer d’Argos ; la reine, dépossédée de son trône, est déliée de son devoir de vengeance ; Timocrate peut épouser Ériphile, qui aimait déjà Cléomène !
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Note (1) : "Aristote lui-même nous apprend qu'il est vraisemblable que plusieurs choses arrivent contre le vraisemblable." (Thomas Corneille, Préface de Timocrate).
Acte IV, Scène IV
La scène 4 de l’Acte IV est particulièrement surprenante : l’amoureuse croit Cléomène coupable d’une machination déshonorante et où l’accusé est contraint pour se disculper de prononcer des phrases sibyllines.
Acte IV, Scène IV
Eriphile, Cléomène, Cléone
CLÉOMÈNE
Que vois-je qui m’alarme, ô divine Princesse,
Aurais-je quelque part dans l’ennui qui vous presse,
Et dois-je appréhender de mon mauvais Destin,
Que Cléomène heureux ait causé ce chagrin ?
D’où peut-il être né quand la joie est publique ?
ERIPHILE
Souffrez une demande avant que je m’explique.
Votre courage est grand, et la prise d’un Roi
Par vous de tout l’État vient de chasser l’effroi.
Mais quoi qu’il se promette après cette victoire,
Vous-même assurez-moi de ce que j’en puis croire,
Et si je dois en vous, son vaillant protecteur,
Admirer un Héros ou craindre un imposteur ?
CLÉOMÈNE
Madame, qui vous dnne un soupçon qui m’outrage ?
ERIPHILE
Un bruit fortifiéd’un puissant témoignage :
Purgez-vous[1] d’un faux Roi que pour nous abuser
Sous un feint équipage on vous fait supposer[2] ;
Parlez, et dut ma gloire en demeurer ternie,
Je vous en croirai seul : est-ce une calomnie ?
Et l’éclat d’un hymen qui vous doit rendre heureux,
Fournit-il à l’envie un trait si dangereux ?
Dépêchez, Cléomène, il est temps de répondre !
Tu te tais, c’en est trop, lâche, pour te confondre,
Ton désordre t’accuse, et je vois trop pourquoi
Tu voulais de ton rang être crû sur ta foi !
CLÉOMÈNE
Je suis surpris sans doute, et toute mon adresse
Ne peut cacher mon trouble aux yeux de ma Princesse,
Non qu’alors qu’un faux bruit m’ose calomnier
Il ne me soit aisé de me justifier,
Car il n’est pas si vrai que je suis Cléomène,
Qu’il l’est que j’ai livré Timocrate à la Reine,
Qu’un succès favorable a rempli son espoir,
Et qu’elle a sur sa vie un absolu pouvoir.
Mais ce qui fait ma peine et mes inquiétudes,
C’est de vous voir pour lui des sentiments si rudes
Que je n’ose espérer qu’un généreux effort
Vous fasse plaindre au moins le malheur de sa mort.
ERIPHILE
Quoi, de celle d’un père un ennemi coupable[3]
D’une lâche pitié m’éprouverait capable ?
CLÉOMÈNE
Hélas !
ERIPHILE
Achève, parle, explique tes soupirs !
CLÉOMÈNE
Comment les expliquer s’ils choquent vos désirs ?
L’ardeur qu’à vous servir mon courage déploie,
Fait sans doute et mes soins et ma plus forte joie,
Mais quoi que mon amour l’ait toujours su borner
À l’aveu glorieux qu’on vient de me donner,
Un reproche secret que malgré moi j’écoute,
M’arrête incessamment sur le prix qu’il me coûte.
Aux aveugles désirs d’un transport furieux
Il m’a fait immoler un Roi victorieux,
Et cet effort est tel qu’à l’avoir su comprendre
Vous m’auriez moins poussé peut-être à l’entreprendre.
ERIPHILE
Ne crois pas ton orgueil jusques à te flatter
D’un aveu qu’en effet tu n’oses mériter ;
Ce cœur qui voit le tien et lit dans ta pensée,
Ne peut être le prix d’une vertu forcée.
Rencontrer par hasard et triompher d’un Roi[4],
C’est ce qu’un autre heureux aurait fait comme toi :
Mais en faire éclater le remords qui t’accable,
C’est une lâcheté dont toi seul es capable.
CLÉOMÈNE
Eh bien, à ce reproche osez vous emporter,
Mais apprenez par où je l’ai pu mériter.
Je suis lâche, il est vrai, moi-même je m’accuse,
Non pour ce faux remords dont l’erreur vous abuse,
Mais pour avoir souffert que ce cœur amoureux
Abusât du respect d’un Roi trop malheureux.
Car puisqu’un tel secret ne saurait plus se taire,
C’est lui qui par sa prise a cherché de vous plaire,
Et quel que sûr qu’il soit de perdre ici le jour,
Il est moins prisonnier de guerre que d’amour.
Sitôt qu’il m’a connu, Triomphe, Cléomène,
M’a-t-il dit, sans combat ta victoire est certaine :
La Princesse a donné l’arrêt de mon trépas,
Je la respecte trop pour n’y souscrire pas,
Et si j’ai pu d’abord suivre une ardeur contraire,
De deux Rivaux haïs j’ai voulu la défaire ;
Mais ce courroux contr’eux dans mon cœur allumé,
Ne peut avoir d’effet contre un Rival aimé.
Ah, princesse !
ERIPHILE
Poursuis, renonce à ta victoire,
Tâche sur ton Rival d’en répandre la gloire,
Et me le faisant voir par soi-même vaincu,
Rends-le digne d’un prix qui t’était si mal dû.
CLÉOMÈNE
Ce prix n’en peut avoir, mais si, pour y prétendre,
Le mérite assez loin de soi pouvait s’étendre,
Le Ciel qui fait les Rois n’en voit point aujourd’hui
Qu’en un si haut espoir il soutint mieux que lui...
Pistes de lecture
* Un malentendu dramatique : quels griefs la princesse formule-t-elle contre Cléomène ? En quoi les réponses de ce dernier ne font-elles qu’aggraver la situation ?
* Comment Cléomène procède-t-elle pour amener Ériphile à aimer Timocrate, qu’elle hait ?
* Cléomène ou Timocrate ? On peut relever les phrases à double sens qui préparent l’identification et la révélation de Timocrate.
* Qu’est-ce qui rend cette pièce romanesque ?
* On peut se demander si le style de Thomas Corneille égale celui de son frère, le grand Corneille.
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Date de dernière mise à jour : 23/01/2020