Rodogune (Corneille)
Corneille ou Racine, Rodogune ou Phèdre ?
Agrégé de lettres en 1933, Paul Guth enseigna durant dix ans en province. En ce temps, les élèves de troisième, hormis le latin, avaient le 17e siècle au programme (on peut comparer avec aujourd’hui...). L’auteur témoigne de son expérience dans Le Naïf aux quarante enfants (1955).
« J’avais le choix entre une pièce de Corneille et une pièce de Racine. De Corneille j’avais longtemps songé à prendre Rodogune. Cette tragédie, moins connue que les quatre grandes, entrechoque des péripéties de mélodrame. La vieille reine de Syrie, Cléopâtre, doit déclarer lequel de ses deux fils est l’aîné. Celui-là montera sur le trône et épousera la princesse Rodogune, qu’elle garde en captivité. Cléopâtre, qui a tué autrefois son mari, fait assassiner un de ses deux fils, Séleucus. Elle va empoisonner l’autre, Antiochus, et Rodogune par-dessus le marché. Mais elle goûte la première à la coupe fatale. On l’emporte mourante tandis qu’elle vomit des imprécations. [...] »
Finalement, le jeune Paul Guth choisira Racine et Phèdre.
Rodogune (Corneille, 1645) : noirceur des personnages et complication de l'intrigue
Rodogune est une tragédie en cinq actes et en vers, d’une noirceur qui évoque le théâtre élisabéthain mais qui n’a pas la pureté des autres tragédies de Corneille : la sensibilité de Séleucus, la souplesse d’Antiochus forment avec la grandeur de Cléopâtre et la force de Rodogune un décalage un peu trop marqué. L’excessive complication de l’intrigue (dont Corneille se montre fier) alourdit les premiers actes. Mais le choc sans pitié ni faiblesse entre les deux femmes assure l’intérêt de la pièce et son originalité : elle a connu un certain succès au siècle suivant, sans doute grâce au mélange de pathétique et d’horrible, alors en faveur.
Résumé général
Le sujet est tiré de l’œuvre d’Appien. L’intrigue met aux prises deux femmes redoutables : Rodogune, fille du roi des Parthes, et Cléopâtre, reine de Syrie. Celle-ci a fait assassiner Démétrius, son premier mari, et capturer Rodogune qu’il amenait avec lui, gage de la paix avec les Parthes. Séleucus et Antiochus, les fils de Cléopâtre, sont amoureux de Rodogune, mais c’est la reine qui doit désigner celui qui sera à la fois l’héritier du trône et le futur époux de Rodogune. Par haine et jalousie, Cléopâtre promet le trône à celui des deux frères qui tuera Rodogune alors que celle-ci, pourtant éprise d’Antiochus, jure d’appartenir à celui qui tuera Cléopâtre. Horrifiés, les deux frères refusent de céder à Cléopâtre. Séleucus renonce et Antiochus cherche à apaiser les deux femmes. Mais Cléopâtre, déçue par ses fils, agit seule : elle empoisonne Séleucus et accuse Rodogune, qui s’apprête à épouser Antiochus. La nouvelle se répand au moment où les époux vont boire la coupe nuptiale. Rodogune refuse d’y goûter et empêche Antiochus de le faire. C’est Cléopâtre qui vide la coupe qu’elle avait empoisonnée et elle meurt en maudissant son époux.
Extrait (Acte V, scène 1)
Ce monologue de Cléopâtre illustre cet aspect du système dramatique de Corneille : des passions violentes et hautaines, exemptes de « faiblesse » au point d’en être inhumaines, bannissent chez Cléopâtre devoir et tendresse maternelle. Passion effrénée du pouvoir et grandeur dans le crime...
Enfin, grâces aux dieux, j’ai moins d’un ennemi[1].
La mort de Séleucus m’a vengée à demi ;
Son ombre, en attendant Rodogune et son frère,
Peut déjà de ma part les promettre à son père :
Ils te[2] suivront de près, et j’ai tout préparé
Pour réunir bientôt ce que j’ai séparé.
O toi, qui n’attends plus que la cérémonie
Pour jeter à mes pieds ma rivale punie,
Et par qui deux amants vont d’un seul coup du sort
Recevoir l’hyménée, et le trône, et la mort,
Poison, me sauras-tu rendre mon diadème ?
Le fer m’a bien servie, en feras-tu de même ?
Me serais-tu fidèle ? Et toi, que me veux-tu,
Ridicule retour d’une sotte vertu,
Tendresse dangereuse autant comme importune ?
Je ne veux point pour fils l’époux de Rodogune,
Et ne vois plus en lui les restes de mon sang,
S’il m’arrache du trône et la met en mon rang.
Reste du sang ingrat d’un époux infidèle,
Héritier d’une flamme envers moi criminelle[3],
Aime mon ennemie et péris comme lui.
Pour la faire tomber j’abattrai son appui ;
Aussi bien sous mes pas c’est creuser un abîme
Que retenir ma main sur la moitié du crime ;
Et, te faisant mon roi, c’est trop me négliger
Que te laisser sur moi père et frère venger.
Qui se venge à demi court lui-même à sa peine :
Il faut ou condamner ou couronner[4] sa haine.
Dût le peuple en fureur pour ses maîtres nouveaux
De mon sang odieux[5] arroser leurs tombeaux,
Dût le Parthe[6] vengeur me trouver sans défense,
Dût le ciel égaler le supplice à l’offense,
Trône, à t’abandonner je ne puis consentir[7] ;
Par un coup de tonnerre il vaut mieux en sortir ;
Il vaut mieux mériter le sort le plus étrange.
Tombe sur moi le ciel, pourvu que je me venge !
J’en recevrai le coup d’un visage remis[8] :
Il est doux de périr après ses ennemis ;
Et, de quelque rigueur que le destin me traite,
Je perds moins à mourir qu’à vivre leur sujette.
(Rodogune, V, 1)
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Comment entrer dans le texte ?
- On peut faire le plan de l'extrait et attribuer un totre à chaque partie.
- On peut relever les questions rhétoriques de Cléopâtre (vers 7 à 15) et s'interroger sur son état émotionnel.
- En ce qui concerne le lexique, on peut identifier et commenter les termes péjoratifs utilisés pour évoquer l'amour maternel.
- On peut relever les marques de l'injonction et se demander la décision que prend Céopâtre.
- On peut se demander comment Corneille suscite l'effroi du spectateur
- On peut réfléchir à une mise en scène qui fasse ressentir la violence de Cléopâtre.
Suite et fin
Cependant par un coup de théâtre saisissant, Antiochus et Rodogune seront sauvés. Au moment où Antiochus va boire le breuvage empoisonné préparé par sa mère, survient un personnage qui a recueilli les dernières paroles de Séleucus ; ces mots, ambigus, peuvent accuser aussi bien Rodogune que Cléopâtre. Antiochus est en proie à un doute affreux. Par un suprême effort pour le perdre, Cléopâtre boit la première et lui tend la coupe, mais les effets du poison sont si rapides que le prince comprend à temps l’atroce vérité. Cléopâtre n’a pas un élan de repentir ; son seul souci au moment de mourir est de ne pas s’effondrer aux pieds de ceux qu’elle hait, et qui ont triomphé de sa haine. Expirante, elle quitte la scène[9], appuyée sur sa suivante, dans un dernier geste d’orgueil.
[1] Un ennemi de moins.
[2] Elle s’adresse à Séleucus mort.
[3] De l’amour de son père, Démétrius Nicanor, pour Rodogune.
[4] Satisfaire jusqu’au bout.
[5] Odieux au peuple.
[6] Rodogune est sœur de Phraates, roi des Parthes.
[7] Plus haut, à la scène 2 de l’acte II, Cléopâtre s’adressait à son trône en ces termes : « Délices de mon cœur, il faut que je te quitte. »
[8][8] Serein latin remissus = détendu).
[9] Règle de bienséance : pas de sang ni de mort sur scène.
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Date de dernière mise à jour : 01/02/2020