Représentations de Phèdre
La première représentation de Phèdre eut lieu le 1er janvier 1677, non à Versailles devant le roi et Mme de Montespan, comme le rapporte un manuscrit de Brossette, mais, d’après un autre témoignage plus digne de foi, du même auteur, à Paris, sur le théâtre et par la troupe de l’Hôtel de Bourgogne. C’est la Champmeslé qui créa le rôle de Phèdre. De nombreux témoins, dont La Fontaine au début du conte de Belphégor, ont célébré son étonnante maîtrise. L’abbé Du Bos nous apprend que « Racine lui-même avait enseigné à la Champmeslé la déclamation du rôle de Phèdre, vers par vers. » Mlle d’Ennebaut jouait Aricie, Champmeslé et le jeune Baron sans doute les rôles de Thésée et d’Hippolyte.
Cette dernière tragédie profane de Racine fut dans ses débuts un demi-échec. Contre elle, une cabale puissante soutenait une tragédie rivale sur le même sujet : la Phèdre d’un jeune ambitieux, Pradon. Dès le 3 janvier, deux jours après la création de celle de Racine, l’Hôtel de Guénégaud créait cette nouvelle Phèdre. Le complot partait de l’Hôtel de Bouillon, un des plus brillants de Paris, accoutumé à donner le ton, à faire ou à détruire les réputations. Orgueilleuse et spirituelle, la duchesse de Bouillon, une des nièces de Mazarin, ainsi que son frère, Philippe Mancini, duc de Nevers, et, autour d’eux, toue une coterie d’écrivains médiocres et de beaux-esprit avaient résolu, par jalousie ou hostilité envers Racine, de faire échouer sa pièce. On a même cru longtemps, en particulier sur le témoignage de Louis Racine, que la duchesse et son frère allèrent jusqu’à louer toutes les premières loges aux six premières représentations des deux pièces pour pouvoir décider de leur sort.
Ce qui est certain, c’est qu’une guerre d’épigrammes s’engagea entre les ennemis du poète et ses partisans. Un premier sonnet injurieux partit du salon de Mme Deshoulières, qui avait présenté Pradon à la duchesse de Bouillon. Des personnages de la Cour, amis dangereux pour Racine, y répondirent par un second sonnet bâti sur les mêmes rimes et insultant pour le duc de Nevers. C’est alors que le grand Condé lui-même dut intervenir pour apaiser la colère de ce dernier et le persuader que ce sonnet n’était pas, comme il le croyait, l’œuvre de Racine et de Boileau. Deux autres sonnets coururent alors : l’un d’eux menaçait même les deux poètes du bâton. Mais si, peu à peu, le calme revint, cette affaire avait profondément affecté Racine, qui connut même, dit-on, des moments de désespoir en voyant dans le même temps sa pièce compromise par le vif succès de celle de Pradon. Pour réconforter son ami, Boileau lui adressa alors dans les semaines qui suivirent l’hommage public de son Épître VII : « À Racine, sur l’utilité des ennemis. »
Le succès de Pradon se prolongea quelque temps encore. Du mois de janvier au mois de mai, sa pièce fut jouée une vingtaine de fois, puis elle disparut pour toujours. La tragédie de Racine, au contraire, resta un des chefs-d’œuvre les plus joués. De 1680 à 1963, elle a eu, à la Comédie-Française, 1350 représentations.
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