Pyrame et Thisbé (Viau)
Les Amours tragiques de Pyrame et Thisbé (Théophile de Viau, 1623)
Pour cette pièce subversive et baroque, l’auteur s’inspire d’un mythe de l’amour malheureux tiré des Métamorphoses d’Ovide, fréquemment exploité à la Renaissance.
L’argument est connu : Pyrame se suicide, convaincu que sa bien-aimée Thisbé avec laquelle il s’apprêtait à fuir (les parents s’opposant à leur amour), a été dévorée par un lion. Thisbé se tue à son tour sur le corps de son amant.
Théophile de Viau interprète la légende et en fait un hymne à la jouissance. Aucun pouvoir, ni ceux des parents, ni celui du roi, ligués contre les deux jeunes gens (acte I) ne peut les faire fléchir. D’ailleurs, ces pouvoirs sont illégitimes : Pyrame stigmatise « ces vieillards dont l’esprit et le corps abattu / Érigent l’impuissance en titre de vertu » (II, 2). Un confident exhorte le père de Pyrame à ne pas contrarier la nature (I, 3) et la mère de Thisbé, avertie par un songe prophétique, renonce (trop tard) à « brider les désirs où son âge la porte. » Le roi, amoureux de Thisbé, met cyniquement son pouvoir au service de son caprice (I, 3) ; ses confidents, poussés par la peur ou l‘appât du gain, choisissent le crime sciemment (III, 1). Et c’est le serviteur le plus vertueux qui périt. Ainsi, le lion pourrait bien être l’allégorie d’une société où règnent la violence et la loi du plus fort.
L’écriture baroque (Boileau s’est moqué du poignard qui « rougit » de honte d’avoir servi au suicide de Pyrame) est au service d’une sensualité débridée. Le désespoir des amants donne lieu à des hallucinations cannibalesques et nécrophiles, teintées de panthéisme matérialiste : les fauves qui ont dévoré Thisbé accoucheront de petits Amours. Pyrame cherche quelques restes du cadavre qu’il voudrait enfouir dans une plaie de son corps, il boit le sang répandu et veut être dévoré par le lion qui a mangé Thisbé pour mêler son corps au sien, etc. Thisbé meurt de façon peu chrétienne, en « haïssant » les cieux.
On comprend dès lors que Les Amours tragiques de Pyrame et Thisbé aient été brûlés en 1623 en même temps que Théophile de Viau – en effigie -, après la publication du Parnasse satyrique (recueil collectif de poésies licencieuses). Lors de son procès, il doit se justifier du vers 1203 que prononce Thisbé : « Mais mon Pyrame est mort sans espoir qu’il retourne », niant ainsi la résurrection.
Pyrame est un long poème à la gloire de l’amour qui apparaît comme une fatalité contre laquelle aucune raison et aucune forme d’autorité ne peut rien. Conforme aux lois de la nature, c’est une fatalité heureuse, ô paradoxe...
Acte V, scène 1 (extrait)
Avant de mourir, Pyrame a le temps de célébrer la jouissance amoureuse qui accorde l’Homme à la Nature et l’égale aux dieux.
PYRAME
« ... Ombres, où cachez-vous les yeux de ma maîtresse ?
L'impatient désir de le savoir me presse :
Tant de difficultés m'ont tenu prisonnier
Que je mourais de peur d'être ici le dernier.
Mais, à ce que je vois, je m'y rends à bonne heure,
Puisqu'encore en son lit mon Aurore demeure ;
Attendant qu'elle arrive ici bien à propos
Le reste de la nuit m'offre son doux repos ;
Mais pourrais-je dormir en mon inquiétude,
Quelque sommeil qui règne en cette solitude ?
Depuis que je la sers, Amour m'a bien instruit
À passer sans dormir les heures de la nuit.
Le murmure de l'eau, les fleurs de la prairie,
Cependant flatteront un peu ma rêverie.
Ô fleurs, si vos esprits jamais se transformant
Dépouillèrent les corps des malheureux amants,
S'il en est parmi vous qui se souvienne encore
D'avoir souffert ailleurs qu'en l'Empire de Flore (1),
Doux objets de pitié, ne soyez point jaloux
Si la faveur d'Amour m'a traité mieux que vous,
Et si du temps passé le souvenir vous touche,
Prêtez-nous sans regret votre amoureuse couche... »
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Notes
(1) La déesse des Feurs.
Acte V, scène 2 (extrait) : analyse
Thisbé, voyant Pyrame mort, exprime ainsi sa détresse :
THISBÉ
« ...Pyrame ne vit plus, ha ! ce soupir l'emporte.
Comment ! il ne vit plus et je ne suis pas morte ?
Pyrame, s'il te reste encore un peu de jour,
Si ton esprit me garde encore un peu d'amour,
Et si le vieux Charon touché de ma misère
Retarde tant soit peu sa barque à ma prière,
Attends-moi, je te prie, et qu'un même trépas
Achève nos destins ; je m'en vais de ce pas.
Mais tu ne m'attends point, et si peu que je vive
En ce dernier devoir mon sort veut que je suive.
Coupable que je suis de cette injuste mort,
Malheureux criminel de la fureur du sort,
Quoi ? je respire encore et regardant Pyrame
Trépassé devant moi, je n'ai point perdu l'âme !
Je vois que ce rocher s'est éclaté de deuil
Pour répandre des pleurs, pour m'ouvrir un cercueil,
Ce ruisseau fuit d'horreur qu'il a de mon injure,
Il en est sans repos, ses rives sans verdure ;
Même, au lieu de donner de la rosée aux fleurs,
L'Aurore à ce matin n'a versé que des pleurs,
Et cet arbre, touché d'un désespoir visible,
A bien trouvé du sang dans son tronc insensible,
Son fruit en a changé, la lune en a blêmi,
Et la terre a sué du sang qu'il a vomi.
Bel arbre, puisqu'au monde après moi tu demeures,
Pour mieux faire paraître au Ciel tes rouges meures (1)
Et lui montrer le tort qu'il a fait à mes vœux,
Fais comme moi, de grâce, arrache tes cheveux,
Ouvre-toi l'estomac et fais couler à force
Cette sanglante humeur par toute ton écorce.
Mais que me sert ton deuil ? Rameaux, prés verdissants,
Qu'à soulager mon mal vous êtes impuissants !
Quand bien vous en mourriez on voit la destinée
Ramener votre vie en ramenant l'année :
Une fois tous les ans nous vous voyons mourir,
Une fois tous les ans nous vous voyons fleurir.
Mais mon Pyrame est mort sans espoir qu'il retourne
De ces pâles manoirs où son esprit séjourne.
Depuis que le soleil nous voit naître et finir,
Le premier des défunts est encore à venir,
Et quand les Dieux demain me le feraient revivre,
Je me suis résolue aujourd'hui de le suivre.
J'ai trop d'impatience, et puisque le destin
De nos corps amoureux fait son cruel butin,
Avant que le plaisir que méritaient nos flammes
Dans leurs embrassements ait pu mêler nos âmes,
Nous les joindrons là-bas et par nos saints accords
Ne ferons qu'un esprit de l'ombre de deux corps ;
Et puisqu'à mon sujet (2) sa belle âme sommeille,
Mon esprit innocent lui rendra la pareille.
Toutefois je ne puis sans mourir doublement ;
Pyrame s'est tué d'un soupçon seulement,
Son amitié fidèle un peu trop violente,
D'autant qu'à ce devoir il me voyait trop lente,
Pour avoir soupçonné que je ne l'aimais pas,
Il ne s'est pu guérir de moins que du trépas.
Que donc ton bras sur moi davantage demeure,
O mort ! et, s'il se peut, que plus que lui je meure,
Que je sente à la fois, poison, flammes et fers !
Sus ! qui me vient ouvrir la porte des Enfers ?
Ha ! voici le poignard qui du sang de son maître
S'est souillé lâchement ; il en rougit, le traître !
Exécrable bourreau ! si tu te veux laver
Du crime commencé, tu n'as qu'à l'achever ;
Enfonce là-dedans, rends-toi plus rude, et pousse
Des feux avec ta lame ! Hélas ! elle est trop douce.
Je ne pouvais mourir d'un coup plus gracieux (3),
Ni pour un autre objet haïr celui des Cieux. »
Elle meurt.
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Notes
(1) Les mûres blanches sont devenues rouges parce que le sang de Pyrame s’est transmué en elles (cf. Ovide).
(2) À cause de moi.
(3) Bienveillant.
Pour le commentaire
1) Une tirade pathétique
Analyser les sentiments divers, les changements de tons, les gestes spectaculaires qui confèrent à la scène une grande intensité dramatique à un procédé théâtral statique (suite de tableaux remplis de monologues et de longues tirades).
2) Les accents tragiques
En quoi ce théâtre se rattache-t-il à la tragédie de l’Antiquité ?
3) Un registre lyrique
À relever.
4) Les « pointes »
À propos du fameux « Il en rougit, le traître », Boileau se moque : « Quelle extravagance, bon Dieu ! ». On peut relever dans le texte d’autres exemples.
5) Ouvertures possibles
- comparer du point de vue de la technique (dramatique chez le premier et narrative chez le second) la pièce de Théophile de Viau au poète latin (Métamorphoses, quatrième livre).
- Ovide et Shakespeare : la version burlesque que le dramaturge anglais a donné à la célèbre légende dans le Songe d’une nuit d‘été (1595), où l’on voit des paysans jouer la tragique aventure...
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