Préface de Phèdre (Racine)
La préface date de 1677.
« Voici encore une tragédie dont le sujet est pris d’Euripide[1]. Quoique j’aie suivi une route un peu différente de celle de cet auteur pour la conduite de l’action, je n’ai pas laissé d’enrichir ma pièce de tout ce qui m’a paru plus éclatant[2] dans la sienne. Quand je ne lui devrais que la seule idée du caractère de Phèdre, je pourrais dire que je lui dois ce que j’ai peut-être mis de plus raisonnable sur le théâtre. Je ne suis point étonné que ce caractère ait eu un succès si heureux du temps d’Euripide, et qu’il ait encore si bien réussi dans notre siècle, puisqu’il a toutes les qualités qu’Aristote demande dans le héros de la tragédie, et qui sont propres à exciter la compassion et la terreur[3]. En effet, Phèdre n’est ni tout à fait coupable, ni tout à fait innocente. Elle est engagée, par sa destinée et par la colère des dieux[4], dans une passion illégitime, dont elle a horreur toute la première. Elle fait tous ses efforts pour la surmonter. Elle aime mieux se laisser mourir que de la déclarer à personne. Et lorsqu’elle est forcée de la découvrir, elle en parle avec une confusion qui fait bien voir que son crime est plutôt une punition des dieux qu’un mouvement de sa volonté.
J’ai même pris soin de la rendre un peu moins odieuse qu’elle n’est dans les tragédies des Anciens[5], où elle se résout d’elle-même à accuser Hippolyte. J’ai cru que la calomnie avait quelque chose de trop bas et de trop noir pour la mettre dans la bouche d’une princesse qui a d’ailleurs des sentiments si nobles et si vertueux. Cette bassesse m’a paru plus convenable à une nourrice qui pouvait avoir des inclinations plus serviles[6], et qui néanmoins n’entreprend cette fausse accusation que pour sauver la vie et l’honneur de sa maîtresse. Phèdre n’y donne les mains que parce que elle est dans une agitation d’esprit qui la met hors d’elle-même, et elle revient un moment après dans le dessein de justifier l’innocence et de déclarer la vérité.
Hippolyte est accusé, dans Euripide et dans Sénèque, d’avoir en effet violé sa belle-mère : vim corpus tulit[7]. Mais il n’est ici accusé que d’en avoir eu le dessein. J’ai voulu épargner à Thésée une confusion qui l’aurait pu rendre moins agréable[8] aux spectateurs.
Pour ce qui est du personnage d’Hippolyte, j’avais remarqué dans les Anciens qu’on reprochait à Euripide de l’avoir représenté comme un philosophe exempt de toute imperfection : c qui faisait de la mort de ce jeune prince causait beaucoup plus d’indignation que de pitié. J’ai cru lui devoir donner quelque faiblesse qui le rendrait un peu coupable envers son père, sans pourtant lui rien ôter de cette grandeur d’âme avec laquelle il épargne l’honneur de Phèdre et se laisse opprimer[9] sans l’accuser. J’appelle faiblesse la passion qu’il ressent malgré lui pour Aricie, qui est la fille et la sœur des ennemis mortels de son père.
Cette Aricie n’est point un personnage de mon invention. Virgile dit qu’Hippolyte l’épousa, et en eut un fils, après qu’Esculape l’eut ressuscité[10]. Et j’ai lu encore dans quelques auteurs qu’Hippolyte avait épousé et emmené en Italie une jeune Athénienne de grande naissance, qui s’appelait Aricie, et qui avait donné son nom à une petite ville d’Italie[11].
Je rapporte ces autorités, parce que je me suis très scrupuleusement attaché à suivra la fable. J’ai même suivi l’histoire de Thésée, telle qu’elle est dans Plutarque.
C’est dans cet historien que j’ai trouvé que ce qui avait donné occasion de croire que Thésée fût descendu das les enfers pour enlever Proserpine était un voyage que ce prince avait fait en Épire vers la source de l’Achéron, chez un roi[12] dont Pirithoüs[13] voulait enlever la femme, et qui arrêta[14] Thésée prisonnier, après avoir fait mourir Pirithoüs. Ainsi j’ai tâché de conserver la vraisemblance de l’histoire, sans rien perdre des ornements de la fable, qui fournit extrêmement à la poésie. Et le bruit de la mort de Thésée, fondé sur ce voyage fabuleux, donne lieu à Phèdre de faire une déclaration d’amour qui devient une des principales causes de son malheur, et qu’elle n’aurait jamais osé faire tant qu’elle aurait cru que son mari était vivant.
Au reste, je n’ose encore assurer que cette pièce soit en effet[15] la meilleure de mes tragédies. Je laisse aux lecteurs et au temps à décider de son véritable prix. Ce que je puis assurer, c’est que je n’en ai point faite où la vertu soit plus mise en jour que das celle-ci. Mes moindres fautes y sont sévèrement punies. La seule pensée du crime y est regardée avec autant d’horreur que le crime même. Les faiblesses de l’amour y passent pour de vraies faiblesses ; les passions n’y sont présentées aux yeux que pour montrer tout le désordre dont elles sont cause ; et le vice y est peint partout avec des couleurs qui en font connaître et haïr la difformité[16] . C’est là proprement le but que tout homme qui travaille pour le public doit se proposer ; et c’est ce que les premiers poètes tragiques avaient en vue sur[17] toute chose. Leur théâtre était une école où la vertu n’était pas moins bien enseignée que dans les écoles des philosophes. Aussi Aristote a bien voulu donner des règles du poème dramatique ; et Socrate, le plus sage des philosophes, ne dédaignait pas de mettre la main aux tragédies d’Euripide[18]. IL serait à souhaiter que nos ouvrages fussent aussi solides et aussi pleins d’utiles instructions que ceux de ces poètes. Ce serait peut-être un moyen de réconcilier la tragédie avec quantité de personnes célèbres par leur piété et par leur doctrine[19], qui l’ont condamnée dans ces derniers temps[20], et qui en jugeraient sans doute plus favorablement si les auteurs songeaient autant à instruire leurs spectateurs qu’à les divertir, et s’ils suivaient en cela la véritable intention[21] de la tragédie. »
Pistes de lecture
- Le personnage de Phèdre : en quoi peut-il apparaître « raisonnable » à Racine ? Chercher dans le caractère et les actes de Phèdre ce qui excite la « compassion », la « terreur ». Indiquer les limites et la nature de son « innocence ». Dans la Préface de Britannicus, d’une façon un peu analogue, Racine déclare n’avoir peint en Néron qu’un « monstre naissant ». De ce dernier ou de Phèdre, lequel des deux reste le plus « innocent » ?
- Expliquer par l’histoire et les convenances de l’époque le deuxième paragraphe de la Préface, qui concerne le rôle d’Œnone.
- D’après la Préface quelles modifications Racine a-t-il apportées à la légende d’Hippolyte ? Quelles raisons l’y ont poussé ?
- Le problème des sources : situer son importance pour le théâtre classique, pour Racine.
- Que penser de cette volonté, chère à tous les auteurs de tragédies classiques, de concilier histoire et poésie ? – et ds moyens qu’ils utilisent ?
- La moralité de la tragédie : montrer l’importance toute particulière de ce problème pour Racine à ce moment. Chercher, dans les textes de Corneille et de Molière cités dans la note 20, la preuve que cette question est primordiale pour le théâtre classique.
[1] Le sujet d’Iphigénie en Aulide (1674) était également emprunté à Euripide.
[2] Comparatif à valeur de superlatif.
[3] Terreur et pitié sont, selon la Poétique d’Aristote (XIII), les deux sentiments que doit susciter la tragédie.
[4] Vénus poursuivait en Phèdre la descendante du Soleil, qui avait dévoilé les amours de la déesse avec Mars.
[5] Euripide (Hippolyte) et Sénèque (Phèdre)
[6] Propres à une esclave : la nourrice, en effet, faisait partie des esclaves domestiques à Athènes.
[7] Sénèque, Phèdre, vers 892 : « Mon corps a subi sa violence. »
[8] Acceptable.
[9] Accabler.
[10] Virgile, Énéide, livre VII, vers 761-762.
[11] Cette histoire est racontée das les Tableaux de Philostrate, écrivain des Ier et 2e siècles après J.-C. Pradon, dans la Préface de sa Phèdre, déclare s’en être inspiré.
[12] Ce roi, d’après Plutarque (Vie de Thésée, chap.XXXI), s’appelait Aedonée, dont le nom en grec peut créer une confusion avec celui d’Hadès, dieu des Enfers, marié à Proserpine.
[13] Ami légendaire de Thésée.
[14] Retint.
[15] Réellement.
[16] Laideur morale.
[17] Par-dessus.
[18] C’est du moins ce que rapporte Diogène Laërce (Vie et opinions des philosophes illustres, II, 5).
[19] Savoir.
[20] Allusion aux attaques des jansénistes et plus particulièrement aux Visionnaires (1666) de Nicole, et au Traité de la comédie (1666) du prince de Conti. Cf. Corneille, Préface d’Attila (1667) et Molière, Préface du Tartuffe (1669).
[21] Destination.
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