Les Amants magnifiques (Molière) – Divertissement mythologique
Lors du Carnaval de 1670, Louis XIV offre à la Cour (encore au château de Saint-Germain), un fastueux Divertissement royal, pour lequel il commande à Molière une comédie dont il lui dicte le sujet : « Deux princes rivaux qui, dans le champêtre séjour de la vallée de Tempé, où l’on avait célébré la fête des Jeux Pythiens, régalent à l’envi une jeune princesse et sa mère de toutes les galanteries dont ils se peuvent aviser. »
Accompagnée de danses où le roi lui-même figure Neptune et Apollon, la comédie des Amants magnifiques est particulièrement louis-quatorzienne, avec de somptueux décors au faste et à la théâtralité baroques.
Voici la description du premier décor, écrit par Molière et figurant dans le Premier intermède :
« Le théâtre s’ouvre à l’agréable bruit de quantité d’instruments, et d’abord il offre aux yeux une vase mer, bordée de chaque côté de quatre grands rochers, dont le sommet porte chacun un Fleuve, accoudé sur les marques de ces sortes de déités. Au pied de ces rochers sont douze Tritons de chaque côté, et dans le milieu de la mer quatre Amours montés sur des dauphins, et derrière eux le dieu Éole, élevé au-dessus des ondes sur un petit nuage. Éole commande aux vents de se retirer et, tandis que les Amours, les Tritons et les Fleuves lui répondent, la mer se calme et du milieu des ondes on voit s’élever une île. Huit pêcheurs sortent du fond de la mer avec des nacres de perles et des branches de corail, et après une danse agréable, vont se placer chacun sur un rocher au-dessus d’un Fleuve. Le chœur de la musique annonce la venue de Neptune et, tandis que ce dieu danse avec sa suite, les Pêcheurs, les Tritons et les Fleuves accompagnent ses pas de gestes différents et de bruit de conques de perles. Tout ce spectacle est une magnifique galanterie, dont l’un des princes régale sur la mer la promenade des princesses. »
Dans la scène 3 de l’Acte II, les personnages se livrent à un gracieux marivaudage[1] avant la lettre.
SOSTRATE
J’ai une excuse, Madame, pour oser interrompre votre solitude, et j’ai reçu de la Princesse votre mère une commission qui autorise la hardiesse que je prends maintenant.
ERIPHILE
Quelle commission, Sostrate ?
SOSTRATE
Celle ? Madame, de tâcher d’apprendre de vous vers lequel des deux Princes peut incliner votre cœur[2].
ERIPHILE
La Princesse ma mère montre un esprit judicieux dans le choix qu’elle a fait de vous pour un pareil emploi. Cette commission, Sostrate, vous a été agréable sans doute, et vous l’avez acceptée avec beaucoup de joie.
SOSTRATE
Je l’ai acceptée, Madame, par la nécessité que mon devoir m’impose d’obéir ; et si la Princesse avait voulu recevoir mes excuses, elle aurait honoré quelque autre de cet emploi.
ERIPHILE
Quelle cause, Sostrate, vous obligeait à le refuser ?
SOSTRATE
La crainte, Madame, de m’en acquitter mal.
ERIPHILE
Croyez-vous que je ne vous estime pas assez pour vous ouvrir mon cœur, et vous donner toutes les lumières que vous pourrez désirer de moi sur le sujet de ces deux Princes ?
SOSTRATE
Je ne désire rien pour moi là-dessus, Madame, et je ne vous demande que ce que vous croirez devoir donner aux ordres qui m’amènent.
ERIPHILE
Jusques ici je me suis défendue de m’expliquer, et la Princesse ma mère a eu la bonté de souffrir que j’aie reculé toujours ce choix qui me doit engager ; mais je serai bien aise de témoigner à tout le monde que je veux faire quelque chose pour l’amour de vous ; et si vous m’en pressez, je rendrai cet arrêt qu’on attend depuis longtemps.
SOSTRATE
C’est une chose, Madame, dont vous ne serez point importunée par moi, et je ne saurais me résoudre à presser une princesse qui sait trop ce qu’elle a à faire.
ERIPHILE
Mais c’est ce que la Princesse ma mère attend de vous.
SOSTRATE
Ne lui ai-je pas dit aussi que je m’acquitterais mal de cette commission ?
ERIPHILE
O ça, Sostrate, les gens comme vous ont toujours les yeux pénétrants ; et je pense qu’il ne doit y avoir guère de choses qui échappent aux vôtres. N’ont-ils pu découvrir, vos yeux, ce dont tout le monde est en peine, et ne vous ont-ils point donné quelques petites lumières du penchant de mon cœur ? Vous voyez les soins qu’on me rend, l’empressement qu’on me témoigne : quel est celui de ces deux Princes que vous croyez que je regarde d’un œil plus doux ?
SOSTRATE
Les doutes que l’on forme sur ces sortes de choses ne sont réglés d’ordinaire que par les intérêts qu’on prend.
ERIPHILE
Pour qui, Sostrate, pencheriez-vous des deux ? Quel est celui, dites-moi, que vous souhaiteriez que j’épousasse ?
SOSTRATE
Ah ! Madame, ce ne seront pas mes souhaits, mais votre inclination qui décidera de la chose.
ERIPHILE
Mais si je me conseillais à vous[3] pour ce choix ?
SOSTRATE
Si vous vous conseilliez à moi, je serais fort embarrassé.
ERIPHILE
Vous ne pourriez pas dire qui des deux vous semble plus digne de cette préférence ?
SOSTRATE
Si l’on s’en rapporte à mes yeux, il n’y aura personne qui soit digne de cet honneur. Tous les princes du monde seront trop peu de chose pour aspirer à vous ; les Dieux seuls y pourront prétendre, et vous ne souffrirez des hommes que l’encens et les sacrifices.
ERIPHILE
Cela est obligeant, et vous êtes de mes amis. Mais je veux que vos me disiez pour qui des deux vous vous sentez plus d’inclination, quel est celui que vous mettez le plus au rang de vos amis.
[Remarque : un page interrompt la conversation, fort à propos pour Sostrate].
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Piste de lecture : le marivaudage
- Quelle stratégie Eriphile suit-elle pour forcer Sostrate à lui avouer qu’il l’aime ?
- Comment ce dernier parvient-il à dissimuler encore ses sentiments, et pourquoi ?
- On peut commenter la note 1.