Lécoadie, La Force du Sang (Hardy)
Bon à savoir
Le théâtre d’Alexandre Hardy (1572-1635 environ) est le premier théâtre important du siècle. Cet auteur-acteur à la vie mal connue reconnaissait avoir composé plus de six cents pièces, dont la moitié était sans doute des tragi-comédies, et dont il subsiste seulement une quarantaine.
Les œuvres de Hardy, même lorsqu’il écrivit des tragédies régulières dans la grande tradition humaniste, sont imprégnées de l’esprit du théâtre irrégulier, moderne, ou, si l’on veut, baroque : les sujets sont atroces, souvent invraisemblables, romanesques, les situations et les caractères exceptionnels, les passions et les actions violentes, les péripéties dramatiques et les scènes pathétiques.
La Force du sang (1625) est une tragi-comédie tirée d’une nouvelle de Cervantès. L’action s’étale sur sept ans et tourne autour du viol d’une jeune fille, Lécoadie, qu’un jeune home de bonne famille enlève de force à ses parents pour une nuit. Les précautions prises empêchent l’héroïne de reconnaître son ravisseur et la maison où on l’emmène. Libérée au petit matin, elle n’a d’autre ressource que de regagner, honteuse, le logis familial ; le criminel part, quant à lui, voyager en Italie.
Sept ans se passent, le temps que grandisse l’enfant du déshonneur. Le dénouement sera cependant heureux, tragi-comédie oblige ! Lécoadie finira par épouser celui qui ne l’a jamais oubliée depuis la nuit fatale et dont elle tombera amoureuse lorsqu’elle fera enfin sa connaissance.
Acte III, scène 1
On comprend à la lecture de la scène où la jeune fille apprend à sa mère Estéfanie qu’elle est enceinte, que la hardiesse de la situation, la franchise du langage, le mélange des registres, l’emphase du style (caractéristiques du théâtre de Hardy), aient fini par choquer la génération classique.
ESTEFANIE
Eh bien, c’est un enfant que le hasard nous donne.
LÉCOADIE
Mais un cruel fléau qui d’horreur m’environne !
ESTEFANIE
Fais la désespérée autant que tu voudras,
Je le désire nu tenir entre mes bras.
LÉCOADIE
Je désire aussi voir la race de vipère
Sous mes pieds écrasée, en vengeance du père !
ESTEFANIE
Tu ne me saurais pas davantage fâcher,
Que semblable propos, indiscrète, lâcher...
LÉCOADIE
Vous voulez que j’approuve et que je fasse compte
Du triste monument[1] qui s’érige à ma honte ?
ESTEFANIE
La nature t’oblige en sa première loi
D’aimer un fruit vivant qui sortira de toi.
LÉCOADIE
Fruit dont l’arbre mérite flamme allumée...
ESTEFANIE
Mais tel fruit, de ton sang créature formée,
Aimable en l’innocence, ignorant qui l’a fait...
Bref sa cause produit, mauvaise, un bon effet.
LÉCOADIE
Un bon qui de ma fleur virginale me prive ?
ESTEFANIE
Oui, bon, puisque des Cieux le chef-d’œuvre en dérive.
LÉCOADIE
On aurait beau flatter ma poignante douleur,
Beau donner à mon crime une sombre couleur,
Le soleil qu’odieux ne me saurait plus luire,
L’ai pollu[2] de ce rapt mon désastre soupire,
La terre qu’à regret ne supporte mes pas,
Ma vie est une suite horrible de trépas ;
Un enfer de langueurs, une prison cruelle
Qui ne me tiendra plus guère de temps chez elle.
ESTEFANIE
Apaise, mon souci, tes regrets violents.
Nous ne sommes pas moins du désastre dolentes ;
Toutefois, avenu sa nécessité dure
Veut que sans rafraîchir tel ulcère[3], on l’endure ;
Tu crains que ta grossesse apporte un mauvais bruit,
Épouvantable éclair que ce tonnerre suit ;
Mais, ma fille, on saura prévenir ce diffame[4].
Je ne veux employer que moi de sage-femme,
Que moi qui te délivre, outre l’affection,
Instruite à ce métier jusqu’en perfection.
Cela vaut fait après la maternelle cure,
Une nourrice aux champs discrète te procure,
Qui sous un nom supposé a race élèvera
Et le l[5]os précédent chastes conservera :
Mais octroie, remise, une trêve à ces plaintes,
À ces [6]profonds sanglots, à ces larmes épreintes,
Et ne me pense plus furieuse meurtrir,
Plus les fleurs de ce teint en la sorte flétrir,
À peine d’éprouver ma haine méritée,
Dee ne voir désormais ta mère qu’irritée,
Ains[7] de précipiter, parricide[8], en ce deuil,
Qui n’est plus de saison, sa vieillesse au cercueil.
LÉCOADIE
Madame, pardonnez ce qu’une âme confuse
Profère en désespoir de la raison percluse[9],
Pardonnez aux regrets que ma publicité[10]
Immole sur sa tombe e telle adversité
Quiconque les pourra modérer dessus[11] l’heure
De l’ouvrage enduré consentante demeure,
Insensible à l’honneur que vous m’avez toujours
Enseigné préférable à la suite des jours
Or plutôt que commettre une impieuse[12] offense
Que ne les réprouver selon votre défense,
Ma force entreprendra sur elle, et mes ennuis
Au jour ne seront plus remarquables produits ;
Je les dévorerai, leur aigreur adoucie
Avec votre bonté qui de moi se soucie.
ESTEFANIE
Courage, cher espoir, le maux plus déplorés
Obtiennent mainte fois sous les cieux implorés
Une agréable issue, une fin plus heureuse,
Que n’en fut l’origine horrible et funéreuse[13]
Combien estimes-tu devoir encore aller ?
LÉCOADIE
Hélas je sens un faix[14] douloureux dévaler
Qui presse sa sortie et d’épreintes[15] cruelles
Me travaille le corps jusque dans les moelles,
Et neuf lunes tantôt accomplissant depuis
Qu’en ce piteux état langoureux[16] je suis.
ESTEFANIE
Patience, mon heur, espère après la pluie
Un serein[17] gracieux qui tes larmes essuie.
À ce mal violent succèdera le bien.
Sur ma parole, crois que ce ne sera rien.
Alexandre Hardy, La Force du sang, Acte III, scène 1 (1625)
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[1] L’enfant qui rappellera le souvenir du viol.
[2] Pollué.
[3] Plaie qu’on ne peut cicatriser.
[4] Déshonneur.
[5] Bonne renommée, gloire.
[6] Répandues.
[7] Mais.
[8] Le mot matricide est peu usité.
[9] Privée par l’effet d’une maladie ou d’une infirmité.
[10] Pudeur.
[11] Sur.
[12] Impie.
[13] Funeste, fatale.
[14] Fardeau.
[15] Pressions.
[16] Affaiblie, malade.
[17] Sérénité, temps serein.
Pistes de lecture
1/ Une héroïne tragique : En quoi la situation, les sentiments, le langage de Lécoadie la rendent-ils digne de l’univers de la tragédie ?
2/ La comédie humaine : Étudier tout ce qui tire au contraire la scène vers un registre familier en raison du personnage de la mère.
3/ Un opposant à Malherbe : Hardy voulait un style éclatant et un langage riche. Relever les expressions et les procédés qui vont dans ce sens.
4/ Un théâtre préclassique : La génération classique jugera l’œuvre de Hardy aussi illisible que scandaleuse ; pour quelle raison ?
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