Le Malade imaginaire, Acte III, scènes 7 à 10. Importance de Toinette.
Scène 7
TOINETTE, à Argan.
Monsieur, voilà un médecin qui demande à vous voir.
ARGAN.
Et quel médecin ?
TOINETTE.
Un médecin de la médecine.
ARGAN.
Je te demande qui il est ?
TOINETTE.
Je ne le connais pas ; mais il me ressemble comme deux gouttes d’eau, et si je n’étais sûre que ma mère était honnête femme, je dirais que ce serait quelque petit frère qu’elle m’aurait donné depuis le trépas de mon père.
ARGAN.
Fais-le venir.
BÉRALDE.
Vous êtes servi à souhait : un médecin vous quitte, un autre se présente.
ARGAN.
J’ai bien peur que vous ne soyez cause de quelque malheur.
BÉRALDE.
Encore ! vous en revenez toujours là ?
ARGAN.
Voyez-vous ? j’ai sur le cœur toutes ces maladies-là que je ne connais point, ces… [1]
Scène 8
TOINETTE, en médecin, ARGAN, BÉRALDE
TOINETTE.
Monsieur, agréez que je vienne vous rendre visite et vous offrir mes petits services pour toutes les saignées et les purgations dont vous aurez besoin.
ARGAN.
Monsieur, je vous suis fort obligé. Par ma foi ! voilà Toinette elle-même.
TOINETTE.
Monsieur, je vous prie de m’excuser, j’ai oublié de donner une commission à mon valet ; je reviens tout à l’heure.
ARGAN
Eh ! ne diriez-vous pas que c'est effectivement Toinette ?
BÉRALDE
Il est vrai que la ressemblance est tout à fait grande. Mais ce n'est pas la première fois qu'on a vu de ces sortes de choses, et les histoires ne sont pleines que de ces jeux de la nature.
ARGAN
Pour moi j'en suis surpris, et...
Scène 9
TOINETTE, ARGAN, BÉRALDE
TOINETTE quitte son habit de médecin si promptement qu'il est difficile de croire que ce soit elle qui a paru en médecin.
Que voulez-vous, Monsieur ?
ARGAN
Comment ?
TOINETTE
Ne m'avez-vous pas appelée ?
ARGAN
Moi ? non.
TOINETTE
Il faut donc que les oreilles m'aient corné.
ARGAN
Demeure un peu ici pour voir comme ce médecin te ressemble.
TOINETTE, en sortant :
Oui, vraiment ! J'ai affaire là-bas ; et je l'ai assez vu.
ARGAN
Si je ne les voyais tous deux, je croirais que ce n'est qu'un.
BÉRALDE
J'ai lu des choses surprenantes de ces sortes de ressemblances, et nous en avons vu, de notre temps, où tout le monde s'est trompé.
ARGAN
Pour moi, j'aurais été trompé à celle-là ; et j'aurais juré que c'est la même personne.
Scène 10
TOINETTE, en médecin, ARGAN, BÉRALDE
TOINETTE
Monsieur, je vous demande pardon de tout mon cœur.
ARGAN
Cela est admirable[1].
TOINETTE
Vous ne trouverez pas mauvais, s'il vous plaît, la curiosité que j'ai eue de voir un illustre malade comme vous êtes ; et votre réputation, qui s'étend partout, peut excuser la liberté que j'ai prise.
ARGAN
Monsieur, je suis votre serviteur.
TOINETTE
Je vois, monsieur, que vous me regardez fixement. Quel âge croyez-vous bien que j'aie ?
ARGAN
Je crois que tout au plus vous pouvez avoir vingt-six ou vingt-sept ans.
TOINETTE
Ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! j'en ai quatre-vingt-dix.
ARGAN
Quatre-vingt-dix ?
TOINETTE
Oui. Vous voyez en effet des secrets de mon art, de me conserver ainsi frais et vigoureux.
ARGAN
Par ma foi ! voilà un beau jeune vieillard pour quatre-vingt-dix ans !
TOINETTE
Je suis médecin passager[2], qui vais de ville en ville, de province en province, de royaume en royaume, pour chercher d'illustres matières à ma capacité, pour trouver des malades dignes de m'occuper, capables d'exercer les grands et beaux secrets que j'ai trouvés dans la médecine. Je dédaigne de m'amuser à ce menu fatras de maladies ordinaires, à ces bagatelles de rhumatismes et de défluxions[3], à ces fièvrottes, à ces vapeurs et à ces migraines. Je veux des maladies d'importance : de bonnes fièvres continues, avec des transports au cerveau, de bonnes fièvres pourprées[4], de bonnes pestes, de bonnes hydropisies formées[5], de bonnes pleurésies avec des inflammations de poitrine: c'est là que je me plais, c'est là que je triomphe; et je voudrais, monsieur, que vous eussiez toutes les maladies que je viens de dire, que vous fussiez abandonné de tous les médecins, désespéré, à l'agonie, pour vous montrer l'excellence de mes remèdes et l'envie que j'aurais de vous rendre service.
ARGAN
Je vous suis obligé, monsieur, des bontés que vous avez pour moi.
TOINETTE
Donnez-moi votre pouls. Allons donc, que l'on batte comme il faut. Ah ! je vous ferai bien aller comme vous devez. Ouais ! ce pouls-là fait l’impertinent ; je vois bien que vous ne me connaissez pas encore. Qui est votre médecin ?
ARGAN
Monsieur Purgon.
TOINETTE
Cet homme-là n'est point écrit sur mes tablettes entre les grands médecins. De quoi dit-il que vous êtes malade ?
ARGAN
Il dit que c'est du foie, et d'autres disent que c'est de la rate.
TOINETTE
Ce sont tous des ignorants. C'est du poumon que vous êtes malade.
ARGAN
Du poumon ?
TOINETTE
Oui. Que sentez-vous ?
ARGAN
Je sens de temps en temps des douleurs de tête.
TOINETTE
Justement, le poumon.
ARGAN
Il me semble parfois que j'ai un voile devant les yeux.
TOINETTE
Le poumon.
ARGAN
J'ai quelquefois des maux de cœur.
TOINETTE
Le poumon.
ARGAN
Je sens parfois des lassitudes par tous les membres.
TOINETTE
Le poumon.
ARGAN
Et quelquefois il me prend des douleurs dans le ventre, comme si c'étaient des coliques.
TOINETTE
Le poumon. Vous avez appétit à ce que vous mangez ?
ARGAN
Oui, Monsieur.
TOINETTE
Le poumon. Vous aimez à boire un peu de vin ?
ARGAN
Oui, Monsieur.
TOINETTE
Le poumon. Il vous prend un petit sommeil après le repas, et vous êtes bien aise de dormir ?
ARGAN
Oui, Monsieur.
TOINETTE
Le poumon, le poumon, vous dis-je. Que vous ordonne votre médecin pour votre nourriture ?
ARGAN
Il m'ordonne du potage.
TOINETTE
Ignorant !
ARGAN
De la volaille.
TOINETTE
Ignorant !
ARGAN
Du veau.
TOINETTE
Ignorant !
ARGAN
Des bouillons.
TOINETTE
Ignorant !
ARGAN
Des œufs frais.
TOINETTE
Ignorant !
ARGAN
Et le soir de petits pruneaux pour lâcher le ventre.
TOINETTE
Ignorant !
ARGAN
Et surtout de boire mon vin fort trempé[6].
TOINETTE
Ignorantus, ignoranta, Ignorantum. Il faut boire votre vin pur ; et pour épaissir votre sang qui est trop subtil[7], il faut manger de bon gros bœuf, de bon gros porc, de bon fromage de Hollande, du gruau et du riz, et des marrons et des oublies[8], pour coller et conglutiner. Votre médecin est une bête. Je veux vous en envoyer un de ma main, et je viendrai vous voir de temps en temps, tandis que je serai en cette ville.
ARGAN
Vous m'obligez beaucoup.
TOINETTE
Que diantre faites-vous de ce bras-là ?
ARGAN
Comment ?
TOINETTE
Voilà un bras que je me ferais couper tout à l'heure, si j'étais que de vous.
ARGAN
Et pourquoi ?
TOINETTE
Ne voyez-vous pas qu'il tire à soi toute la nourriture, et qu'il empêche ce côté-là de profiter ?
ARGAN
Oui ; mais j'ai besoin de mon bras.
TOINETTE
Vous avez là aussi un œil droit que je me ferais crever, si j'étais à votre place.
ARGAN
Crever un œil ?
TOINETTE
Ne voyez-vous pas qu'il incommode l'autre, et lui dérobe sa nourriture ? Croyez-moi, faites-vous-le crever au plus tôt, vous en verrez plus clair de l'œil gauche.
ARGAN
Cela n'est pas pressé.
TOINETTE
Adieu. Je suis fâché de vous quitter si tôt ; mais il faut que je me trouve à une grande consultation qui doit se faire pour un homme qui mourut hier.
ARGAN
Pour un homme qui mourut hier ?
TOINETTE
Oui, pour aviser[9], et voir ce qu'il aurait fallu lui faire pour le guérir. Jusqu'au revoir.
ARGAN
Vous savez que les malades ne reconduisent point.
BÉRALDE
Voilà un médecin, vraiment, qui paraît fort habile.
ARGAN
Oui, mais il va un peu bien vite.
BÉRALDE
Tous les grands médecins sont comme cela.
ARGAN
Me couper un bras et me crever un œil, afin que l'autre se porte mieux ? J'aime bien mieux qu'il ne se porte pas si bien. La belle opération, de me rendre borgne et manchot !
Pistes de lecture
Visite médicale
On peut se demander si elle relève de la plus haute invraisemblance. Examiner
- les thérapeutiques opposées de Toinette et de Monsieur Purgon
- le rapport qui s’instaure entre le médecin et son patient
« Une imagination burlesque »
C’est en ces termes que Toinette présente son stratagème. On peut s’essayer à montrer que ces scènes constituent un véritable festival des procédés les plus éprouvés de la tradition comique.
Analyse stylistique
On peut étudier la tirade de Toinette : « Je suis médecin passager, etc... » du point de vue de la composition, des effets comiques, de la portée satirique et de la fantaisie verbale.
Allons plus loin
Thème : La servante de comédie chez Molière.
1/ En comparant les personnages et les rôles de Toinette, Dorine (Tartuffe), Nicole (Le Bourgeois gentilhomme), Martine (Les Femmes savantes), on peut essayer de montrer la supériorité de Toinette sur ses homologues, si drôles qu’elles soient chacune de leur côté.
2/ On peut également analyser les différentes fonctions de la servante dans le théâtre de Molière en rapprochant la scène 5 de l’Acte I du Malade imaginaire, de la scène 2 de l’Acte II de Tartuffe.
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Date de dernière mise à jour : 29/02/2024