« Connaître sert beaucoup pour inventer. » (Mme de Staël)

Le Légataire universel, Acte V, scène 6 (Regnard)

RegnardRegnard (1655-1709) aimait rire et se divertir. Il écrivit d’abord des arlequinades pour la Comédie Italienne, puis de petites pièces en un acte et de grands comédies versifiées pour la Comédie Française, comme Le Joueur (1696), Le Distrait (1697) et son chef-d’œuvre, Le Légataire universel (1708). Il s’agit d’une comédie d’intrigue, de facture classique mais d’inspiration italienne par son rythme, sa fantaisie et sa verve. Mais derrière les rebondissements et les scènes bouffonnes se cachent le sordide du sujet et l’immoralité des personnages.

   Attardons-nous sur Lisette, la servante de Géronte. Avec Crispin, le valet d’Éraste – qui espère hériter de son oncle -, elle manœuvre avec habileté pour que Géronte fasse d’Éraste son « légataire universel ». Mais Géronte désire épouser Isabelle, aimée du neveu, et laisser quelque argent à des parents éloignés qu’il n’a jamais vus. Géronte meurt brusquement, intestat. Crispin endosse la houppelande du défunt pour dicter dans une chambre obscure au notaire M. Scrupule, un testament où il n’a arde d’oublier ni Lisette qu’il doit épouser, ni lui-même. Mais Géronte n’était que tombé en léthargie et le voilà qui ressuscite. Les deux complices s’emploient alors à le persuader qu’il a dicté le testament en personne, ce qui suscite sa stupeur et son indignation.

Extraits

...

GÉRONTE

Il faut donc que mon mal m’ait ôté la mémoire,

Et c’est ma léthargie.

CRISPIN

Oui, c’est elle en effet.

LISETTE

N’en doutez nullement, et, pour prouver le fait,

Ne vous souvient-il pas que, pour certaine affaire,

Vous m’avez dit tantôt[1] d’aller chez le notaire ?

GÉRONTE

Oui.

LISETTE

Qu’il est arrivé dans votre cabinet,

Qu’il a pris aussitôt sa plume et son cornet[2],

Et que vos lui dictiez à votre fantaisie[3].

GÉRONTE

Je ne m’en souviens point.

LISETTE

C’est votre léthargie.

[Crispin prend la relève de Lisette. Puis...]

GÉRONTE

Je crois qu’ils ont raison, et mon mal est réel.

LISETTE

Ne vous souvient-il pas que Monsieur Clistorel[4]...

[...]

M. SCRUPULE

Il faut donc vous le lire :

Fut présent devant nous, dont les noms sont au bas,

Maître Mathieu Géronte, en son fauteuil à bras,

Étant en son bon sens, comme on a pu connaître

Par le geste et maintien qu’il nous a fait paraître ;

Quoique de corps malade, ayant sain jugement,

Lequel, après avoir réfléchi mûrement

Que tout est ici-bas fragile et transitoire...

CRISPIN

Ah ! quel cœur de rocher et quelle âme assez noire

Ne se fendrait en quatre en entendant ces mots !

LISETTE

Hélas ! je ne saurais arrêter mes sanglots.

GÉRONTE

 En la voyant pleurer, mon âme est attendrie.

Là, là, consolez-vous ; je suis encore en vie.

M. SCRUPULE, continuant de lire

Considérant que rien ne reste en même état,
Ne voulant pas aussi décéder intestat...

CRISPIN

Intestat...

LISETTE

Intestat !... ce mot me perce l’âme.

M. SCRUPULE

Faites trêve un moment à vos soupirs, Madame...

Considérant que rien ne reste en même état,

Ne voulant pas aussi décéder intestat...

CRISPIN

Intestat.

LISETTE

Intestat.

M. SCRUPULE

Mais laissez-moi donc lire ;

Si vous pleurez toujours, je ne pourrai rien dire...

A fait, dicté, nommé, rédigé par écrit

Son sus-dit testament en la forme qui suit.

GÉRONTE

De tout ce préambule et de cette légende,

S’il m’en souvient un mot, je veux bien qu’on me pende.

LISETTE

C’est votre léthargie.

CRISPIN

Ag ! je vous en réponds.

Ce que c’est que de nous ! Moi, cela me confond.

[...]

M. SCRUPULE, lisant

Item[5], je donne et lègue en espèce sonnante

À Lisette...

LISETTE

Ah ! grands dieux !

M. SCRUPULE

Qui me sert de servante,

Pour épouser Crispin en légitime nœud...

Deux mille écus.

CRISPIN

Monsieur... en vérité... pour peu...

Non... jamais... car enfin... ma bouche... quand j’y pense...

Je me sens suffoquer par la reconnaissance.

(À Lisette)

Parle donc.

LISETTE, embrassant Géronte

Ah ! Monsieur...

GÉRONTE

Qu’est-ce à dire cela ?

Je ne suis point l’auteur de ces sottises-là.

Deux mille écus comptant !

LISETTE

 Quoi ! Déjà, je vous prie,

Vous repentiriez-vous d’avoir fait œuvre pie ?

Une fille nubile, exposée au malheur,

Qui veut faire une fin en tout bien, tout honneur ?

Lui refuseriez-vous cette petite grâce ?

GÉRONTE

Comment, six mille francs ! quinze ou vingt écus, passe.

LISETTE

 Les maris d’aujourd’hui, Monsieur, sont si courus !

Et que peut-on hélas ! avoir pour vingt écus ?

[...]

[C’est ensuite au tour de Crispin. Géronte s’y refuse. Mais Crispin et Éraste sont malins.]

GÉRONTE

 Ne m’a-t-on point volé mes billets[6] dans mes poches ?

Je tremble du malheur dont je sens les approches,

Je n’ose me fouiller.

ÉRASTE, à part

Quel funeste embarras !

Haut

Vous les cherches en vain, bous ne le savez pas.

GÉRONTE

 Où sont-ils donc ? Réponds...

ÉRASTE

Tantôt pour Isabelle,

Je les ai, par votre ordre exprès, portés chez elle.

GÉRONTE

 Par mon ordre ?

ÉRASTE

 Oui, Monsieur.

GÉRONTE

 Je ne m’en souviens point.

CRISPIN

 C’est votre léthargie.

GÉRONTE

 Oh ! je veux sur ce point

Qu’on me fasse raison[7]. Quelles friponneries !

Je suis las à la fin de tant de léthargies.

Cours chez elle, dis-lui que, quand j’ai fait ce don,

J’avais perdu l’esprit, le sens et la raison.

* * *

Pistes de réflexion

* Rappel des personnages de Molière

* Comique de mots et de répétition

* Se demander si cette scène – et la pièce entière – mérite l’accusation d’immoralité ou d’amoralité formulée par Rousseau. Le rire est-il donc si innocent ?

 

[1] Il y a un instant.

[2] Où l’on met l’encre.

[3] À votre gré.

[4] L’apothicaire de Géronte.

[5] De même, de plus.

[6] Billets qu’Éraste a subtilisés dans le portefeuille de Géronte et qu’il ne remettra à son oncle qu’après en avoir obtenu qu’il lui permette à lui, Éraste, d’épouser Isabelle, non sans avoir au préalable ratifié le fameux testament.

[7] Qu’on me donne des explications raisonnables.

Pour aller plus loin : "Les Femmes chez Regnard"

* * *

Date de dernière mise à jour : 04/01/2020