Le Dépit amoureux (Molière)
La comédie d’intrigue chez Molière - Généralités
Frontispice de l'édition de 1682.
Il s’agit d’une comédie d’intrigue (à différencier de la comédie de caractère comme L’École des femmes, de la comédie de mœurs comme Le Bourgeois gentilhomme ou L’Avare ou des « grandes comédies[1] » comme Le Misanthrope, Tartuffe et Les Femmes savantes), c’est-à-dire avant tout d’une action chargée et complexe, avec rebondissements et péripéties, suivant un schéma d’artifices et de conventions, avec des personnages pittoresques et hauts en couleurs aux ridicules extravagants, types traditionnels de la comédie latine (Plaute), remis à l’honneur par les comédies italiennes de la Renaissance : soldats fanfarons, pédants grotesques, vieillards amoureux, personnages que l’on retrouve dans la farce. L’essentiel est d’entretenir un climat hilarant et fantaisiste, sans aucune signification morale ou peinture sociale.
Molière s’inspire de ce répertoire, encore à la mode au 17e siècle. Au centre de ses comédies, il installe un couple de jeunes amants qui souhaitent se marier mais qui rencontrent sur leur route des obstacles contrariant leurs volontés : rivaux, parents égoïstes, tyranniques, ridicules et faciles à berner. La pièce repose donc sur les efforts des amoureux pour imposer leurs vues mais comme ils sont bien élevés et peu expérimentés – pour rester sympathiques et attendrissants -, il leur faut des alliés, en général des serviteurs, des valets ingénieux ou des soubrettes rusées. Ceux-là donnent son rythme à l‘action et entraînent la comédie dans le tourbillon de leurs stratagèmes, vers un dénouement heureux.
L’Étourdi et Le Dépit amoureux sont d’emblée des comédies d’intrigue mais les œuvres originales et plus profondes qui suivront se voudront fidèles, peu ou prou à ce modèle dramatique.
[1] La « grande comédie » mêle le plus harmonieusement les différentes intentions. C’est alors une pièce comique dont l’esthétique, claire et rigoureuse, se conforme aux canons de la dramaturgie classique, longuement élaborée : comédies d’une impeccable régularité en cinq actes et en vers d’une facture soignée. Mais L’Avare est en prose, Dom Juan d’une superbe irrégularité et L’École des femmes est accusée d’avoir violé les règles. Préoccupée de vérité et de bienséance, de finesse et de profondeur, chargée de significations sérieuses, la grande comédie joint l’utile à l’agréable et remplit son emploi (rappelé par la Préface de Tartuffe, préface précieuse pour connaître les idées de Molière sur le genre), qui « est de corriger les vices des hommes » par la vertu du rire.
Le Dépit amoureux (1656), scène 3
Comme L’Étourdi, Le Dépit amoureux, écrit à l’époque des pérégrinations provinciales (Le Dépit amoureux est créé à Béziers le 16 décembre 1656), marque chez Molière la volonté de passer de la farce à la grande comédie, littéraire, en cinq actes et en vers.
Résumé
Éraste aime Lucile et se montre jaloux des assiduités de Valère. On conçoit sa colère et son chagrin quand on lui apprend que son rival a épousé la nuit et en secret sa bien-aimée. En fait, celle que Valère a prise pour femme n’est autre qu’Ascagne, qui a imaginé de se faire passer pour Lucile. Tout rentrera dans l’ordre et chacun retrouvera sa place au dénouement.
« Marivaudage » avant l’heure
La grande originalité de la pièce réside précisément dans la fameuse scène du « dépit amoureux » (Acte IV, scènes 3-4). Fâchés, Éraste et Lucile ont décidé de rompre. Les amants sont face à face, escortés de Marinette, la servante de Lucile, et de Gros-René, le valet d’Éraste, qui partagent les sentiments de leurs maîtres. Ainsi, Molière double la charmante scène entre ses jeunes premiers par une scène bouffonne entre leurs serviteurs. Cette invention est promise à un beau succès.
Scène 3
(Extraits)
ÉRASTE, LUCILE, GROS-RENÉ, MARINETTE
ÉRASTE
Hé bien, madame, hé bien, ils (1) seront satisfaits !
Je romps avecque vous, et j’y romps pour jamais,
Puisque vous le voulez : que je perde la vie
Lorsque de vous parler je reprendrai l’envie !
LUCILE
Tant mieux, c’est m’obliger.
ÉRASTE
Non, non, n’ayez pas peur
Que je fausse parole : eussé-je un faible cœur
Jusques à n’en pouvoir effacer votre image,
Croyez que vous n’aurez jamais cet avantage
De me voir revenir.
LUCILE
Ce serait bien en vain.
ÉRASTE
Moi-même de cent coups je percerais mon sein,
Si j’avais jamais fait cette bassesse insigne,
De vous revoir après ce traitement indigne.
LUCILE
Soit, n’en parlons donc plus.
ÉRASTE
Oui, oui, n’en parlons plus ;
Et pour trancher ici tous propos superflus,
Et vous donner, ingrate, une preuve certaine
Que je veux, sans retour, sortir de votre chaîne,
Je ne veux rien garder qui puisse retracer
Ce que de mon esprit il me faut effacer.
Voici votre portrait : il présente à la vue
Cent charmes merveilleux dont vous êtes pourvue ;
Mais il cache sous eux cent défauts aussi grands,
Et c’est un imposteur enfin que je vous rends.
GROS-RENÉ
Bon.
LUCILE
Et moi, pour vous suivre au dessein de tout rendre,
Voilà le diamant que vous m’aviez fait prendre.
MARINETTE
Fort bien.
ÉRASTE
Il est à vous encor ce bracelet.
LUCILE
Et cette agate à vous, qu’on fit mettre en cachet.
ÉRASTE, lit
« Vous m’aimez d’un amour extrême,
Éraste, et de mon cœur voulez être éclairci :
Si je n’aime Éraste de même,
Au moins aimé-je fort qu’Éraste m’aime ainsi.
Lucile. »
ÉRASTE, continue
Vous m’assuriez par là d’agréer mon service ?
C’est une fausseté digne de ce supplice.
LUCILE, lit
« J’ignore le destin de mon amour ardente,
Et jusqu’à quand je souffrirai ;
Mais je sais, ô beauté charmante,
Que toujours je vous aimerai.
Éraste. »
(Elle continue.)
Voilà qui m’assurait à jamais de vos feux ?
Et la main et la lettre ont menti toutes deux.
GROS-RENÉ
Poussez.
ÉRASTE
Elle est de vous ; suffit : même fortune.
MARINETTE
Ferme.
LUCILE
J’aurais regret d’en épargner aucune.
GROS-RENÉ
N’ayez pas le dernier.
MARINETTE
Tenez bon jusqu’au bout.
LUCILE
Enfin, voilà le reste.
ÉRASTE
Et, grâce au ciel, c’est tout.
Que sois-je exterminé, si je ne tiens parole !
LUCILE
Me confonde le ciel, si la mienne est frivole !
ÉRASTE
Adieu donc.
LUCILE
Adieu donc.
MARINETTE
Voilà qui va des mieux.
GROS-RENÉ
Vous triomphez.
MARINETTE
Allons, ôtez-vous de ses yeux.
GROS-RENÉ
Retirez-vous après cet effort de courage.
MARINETTE
Qu’attendez-vous encor ?
GROS-RENÉ
Que faut-il davantage ?
ÉRASTE
Ha ! Lucile, Lucile, un cœur comme le mien
Se fera regretter, et je le sais fort bien.
LUCILE
Éraste, Éraste, un cœur fait comme est fait le vôtre
Se peut facilement réparer par un autre.
ÉRASTE
Non, non : cherchez partout, vous n’en aurez jamais
De si passionné pour vous, je vous promets.
Je ne dis pas cela pour vous rendre attendrie :
J’aurais tort d’en former encore quelque envie.
Mes plus ardents respects n’ont pu vous obliger ;
Vous avez voulu rompre : il n’y faut plus songer ;
Mais personne, après moi, quoi qu’on vous fasse entendre,
N’aura jamais pour vous de passion si tendre.
LUCILE
Quand on aime les gens, on les traite autrement ;
on fait de leur personne un meilleur jugement.
ÉRASTE
Quand on aime les gens, on peut, de jalousie,
Sur beaucoup d’apparence, avoir l’âme saisie ;
Mais alors qu’on les aime, on ne peut en effet
Se résoudre à les perdre, et vous, vous l’avez fait.
LUCILE
La pure jalousie est plus respectueuse.
ÉRASTE
On voit d’un œil plus doux une offense amoureuse.
LUCILE
Non, votre cœur, Éraste, était mal enflammé.
ÉRASTE
Non, Lucile, jamais vous ne m’avez aimé.
LUCILE
Eh ! Je crois que cela faiblement vous soucie.
Peut-être en serait-il beaucoup mieux pour ma vie,
Si je… Mais laissons là ces discours superflus :
Je ne dis point quels sont mes pensers là-dessus.
ÉRASTE
Pourquoi ?
LUCILE
Par la raison que nous rompons ensemble,
Et que cela n’est plus de saison, ce me semble.
ÉRASTE
Nous rompons ?
LUCILE
Oui, vraiment : quoi ? N’en est-ce pas fait ?
ÉRASTE
Et vous voyez cela d’un esprit satisfait ?
LUCILE
Comme vous.
ÉRASTE
Comme moi ?
LUCILE
Sans doute : c’est faiblesse
De faire voir aux gens que leur perte nous blesse.
ÉRASTE
Mais, cruelle, c’est vous qui l’avez bien voulu.
LUCILE
Moi ? Point du tout ; c’est vous qui l’avez résolu.
ÉRASTE
Moi ? Je vous ai cru là faire un plaisir extrême.
LUCILE
Point : vous avez voulu vous contenter vous-même.
ÉRASTE
Mais si mon cœur encor revoulait sa prison,…
Si, tout fâché qu’il est, il demandait pardon ?…
LUCILE
Non, non, n’en faites rien : ma faiblesse est trop grande,
J’aurais peur d’accorder trop tôt votre demande.
ÉRASTE
Ha ! Vous ne pouvez pas trop tôt me l’accorder,
Ni moi sur cette peur trop tôt le demander.
Consentez-y, madame : une flamme si belle
Doit, pour votre intérêt, demeurer immortelle.
Je le demande enfin : me l’accorderez-vous,
Ce pardon obligeant ?
LUCILE
Ramenez-moi chez nous.
(1) Les voeux de Lucile de rompre avec son amoureux.
Scène 4
Scène 4
MARINETTE, GROS-RENÉ
MARINETTE
Oh ! La lâche personne !
GROS-RENÉ
Ha ! Le faible courage !
MARINETTE
J’en rougis de dépit.
GROS-RENÉ
J’en suis gonflé de rage.
Ne t’imagine pas que je me rende ainsi.
MARINETTE
Et ne pense pas, toi, trouver ta dupe aussi.
GROS-RENÉ
Viens, viens frotter ton nez auprès de ma colère.
MARINETTE
Tu nous prends pour un autre, et tu n’as pas affaire
À ma sotte maîtresse. Ardez[1] le beau museau,
Pour nous donner envie encore de sa peau !
Moi, j’aurais de l’amour pour ta chienne de face ?
Moi, je te chercherais ? Ma foi, l’on t’en fricasse
Des filles comme nous !
GROS-RENÉ
Oui ? Tu le prends par là ?
Tiens, tiens, sans y chercher tant de façon, voilà
Ton beau galant[2] de neige, avec ta nonpareille[3] :
Il n’aura plus l’honneur d’être sur mon oreille.
MARINETTE
Et toi, pour te montrer que tu m’es à mépris,
Voilà ton demi-cent d’épingles de Paris,
Que tu me donnas hier avec tant de fanfare.
GROS-RENÉ
Tiens encor ton couteau ; la pièce est riche et rare :
Il te coûta six blancs[4] lorsque tu m’en fis don.
MARINETTE
Tiens tes ciseaux, avec ta chaîne de laiton.
GROS-RENÉ
J’oubliais d’avant-hier ton morceau de fromage :
Tiens. Je voudrais pouvoir rejeter le potage
Que tu me fis manger, pour n’avoir rien à toi.
MARINETTE
Je n’ai point maintenant de tes lettres sur moi ;
Mais j’en ferai du feu jusques à la dernière.
GROS-RENÉ
Et des tiennes tu sais ce que j’en saurai faire ?
MARINETTE
Prends garde à ne venir jamais me reprier.
GROS-RENÉ
Pour couper tout chemin à nous rapatrier,
Il faut rompre la paille : une paille rompue
Rend, entre gens d’honneur, une affaire conclue.
Ne fais point les doux yeux : je veux être fâché.
MARINETTE
Ne me lorgne point, toi : j’ai l’esprit trop touché.
GROS-RENÉ
Romps : voilà le moyen de ne s’en plus dédire.
Romps : tu ris, bonne bête ?
MARINETTE
Oui, car tu me fais rire.
GROS-RENÉ
La peste soit ton ris ! Voilà tout mon courroux
Déjà dulcifié[5]. Qu’en dis-tu ? Romprons-nous,
Ou ne romprons-nous pas ?
MARINETTE
Vois.
GROS-RENÉ
Vois, toi.
MARINETTE
Vois, toi-même.
GROS-RENÉ
Est-ce que tu consens que jamais je ne t’aime ?
MARINETTE
Moi ? Ce que tu voudras.
GROS-RENÉ
Ce que tu voudras, toi :
Dis.
MARINETTE
Je ne dirai rien.
GROS-RENÉ
Ni moi non plus.
MARINETTE
Ni moi.
GROS-RENÉ
Ma foi, nous ferons mieux de quitter la grimace :
Touche, je te pardonne.
MARINETTE
Et moi, je te fais grâce.
GROS-RENÉ
Mon Dieu ! Qu’à tes appas je suis acoquiné !
MARINETTE
Que Marinette est sotte après son Gros-René !
Questionnement
Pistes de réflexion
- Rythme et passion : on peut s’interroger sur le cheminement des sentiments et la progression de la scène et s’interroger sur le moment particulier où le spectateur comprend que les amants ne rompront pas.
- Contrepoint comique : on peut relever les similitudes et les dissonances de la scène 4 par rapport à la précédente.
- On peut enfin se demander en quoi les amoureux de Molière accèdent ici à la complexité des êtres humains.
Pour aller plus loin
Molière, s’imitant lui-même, reprendra le thème et la formule dans Tartuffe (Acte II, scène 4) et dans Le Bourgois gentilhomme (Acte III, scène 10).
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