La poésie dans Phèdre
L’univers poétique de Phèdre est sans doute le plus cohérent et le plus abouti que Racine ait jamais créé. Il tient d’abord à une science du langage et du vers ; les sons, les rythmes sont utilisés par Racine avec une maîtrise et une discrétion si parfaites que l’on peut sans heurt passer des vers les plus sobres et les plus directs à d’autres qui se prolongent et font rêver. Prenons par exemple ce vers célèbre entre tous : « La fille de Minos et de Pasiphaé.» Il faut y reconnaître l’effet très étudié de sonorités : le |i| inquiétant, soutenu pr la menace sourde des |f| ; le son |a| clair, impitoyable, féroce même dans le hiatus final avec le |é| court et sec. Sûreté du rythme aussi : affaiblissement de la coupe à l’hémistiche, ampleur du vers aux accents d’abord normaux jusqu’à la coupe, et qui s’altèrent sur l’unique voyelle qui constitue la rime, d’où le contraste entre la régularité du début, qui évoque la rigueur du père de Phèdre, et la fin, bousculée, haletante, avec ce nom remarquable et, grâce à Racine, impossible à oublier, symbole désormais de tous les égarements de la passion. Tout cela accentué encore par la construction grammaticale : on a là le groupe sujet dont une inversion avait soigneusement ménagé l’attente. Pourtant, quoi de plus simple que ce vers ? Une périphrase qu’un jeune homme emploie pour n’avoir pas à prononcer le nom odieux d’une belle-mère, et qui la désigne par les noms de ses parents. Mais, en même temps, quelle lumière projetée sur Phèdre, quels prolongements éveillés en nous par ces deux noms qui, des plus vieilles légendes grecques, nous ramènent à la dualité profonde de notre être, à cette double aspiration contraire vers le bien et vers le mal que chacun de nous connaît. Et ce n’est là, sur un exemple, qu’un aspect de l’art de Racine versificateur : au niveau des ensembles, d’une tirade ou d’une scène, apparaissent aussi des qualités poétiques nouvelles. D’où l’enthousiasme de Gide notant dans son Journal (18 février 1934) : « Quel vers ! Quelles suites de vers ! Y eut-il jamais, dans aucune langue humaine, rien de plus beau ? ».
À cette musique ds vers s’ajoute l’élan donné à notre mémoire et notre imagination par le cadre légendaire qui est celui de la pièce. Il y a d’abord tous les rappels de personnages ou d’événements fameux que les littératures grecques ou latines ont illustrés : par exemple, le vol d’Icare, le fil et l’abandon d’Ariane. Racine les utilise dans Phèdre comme il utilisait les souvenirs de Troie dans Andromaque. Mais il y a plus dans Phèdre ; nous sommes encore dans un monde où la terre est peuplée de monstres, le ciel, la terre et l’eau lourds de divinités, les objets eux-mêmes pleins d’une vie inquiétante. Les chasses de Thésée, sa prison voisine des enfers, le soleil rougissant à la vue de Phèdre, le flot qui recule épouvanté devant le monstre, tout concourt à créer un monde fantastique où l’homme est perdu dans un univers qui l’enserre et le déborde de toutes parts. On songe au vers de Hugo dans Booz endormi : « La terre était encore humide et molle du déluge. » Toutes proportions gardées, c’est bien une impression analogue que Racine a réussi à créer dans Phèdre. Il fait revenir dans son texte certaines images, certains mots-clés, bâtissant à sa tragédie comme un décor intérieur, à la fois physique et moral, qui finit par envoûter. Il choisit des mots simples, mis en avant par leur emploi beaucoup plus que leur sens ou leur nature, par exemple, monstre, sang, jour. Ils sont toujours chargés d’un double sens concret et moral et chacun d’eux bénéficie de résonances. Par exemple, le vers 1534, assez plat en apparence, devient plein de force si l’on connaît la puissance des trois mots feu, sang et fumée, qui le forment. Ce monstre, qui est comme l’extériorisation, la personnification du désir coupable de Phèdre, jette autour de lui un feu (l’on songe aux flammes de l’amour comme dans le vers 690 : « J’ai langui, j’ai séché, dans les feux, dans les larmes »), il jette aussi du sang (Phèdre disait au vers 304 : « Ma blessure trop vive aussitôt sa saigné ») et enfin de la fumée (comme celle qu’a signalé la mort du demi-frère de la reine : « Et la Crète fumant du sang du Minotaure » (vers 82). On pourrait multiplier les exemples. L’équivalent serait à chercher dans la symbolique de certains peintres de son temps ; chez les poètes, on pourrait chercher la postérité du côté de chez Mallarmé ou de Valéry.
* * *