La jalousie de Phèdre (IV, 6)
Texte
La nouvelle du retour de Thésée accable Phèdre au moment où elle espérait encore conquérir l’amour d’Hippolyte et elle est résignée à mourir. Mais, pour prévenir la colère de Thésée, Œnone accuse Hippolyte d’avoir attenté à l’honneur de Phèdre. Furieux, Thésée chasse son fils et supplie Neptune de la châtier. Phèdre, en proie au remords, vient disculper le jeune homme et peut-être s’accuser. Mais elle apprend de Thésée lui-même qu’Hippolyte se prétend amoureux d’Aricie. Glacée, elle se tait, et son silence condamne « l’ingrat ».
La scène suivante propose l’étude de la jalousie la plus complète qu’il y ait dans Racine.
PHÈDRE
Œnone ? qui l’eût cru ? j’avais une rivale.
ŒNONE
Comment ?
PHÈDRE
Hippolyte aime, et je n’en puis douter.
Ce farouche ennemi qu’on ne pouvait dompter,
Qu’offensait le respect, qu’importunait la plainte,
Ce tigre, que jamais je n’abordai sas crainte,
Soumis, apprivoisé, reconnaît un vainqueur :
Aricie a trouvé le chemin de son cœur.
ŒNONE
Aricie ?
PHÈDRE
Ah ! douleur non encore éprouvée !
À quel nouveau tourment je me suis réservée !
Tout ce que j’ai souffert, mes craintes, mes transports,
La fureur de mes feux, l’horreur de mes remords,
Et d’un refus cruel l’insupportable injure
N’était qu’un faible essai du tourment que j’endure.
Ils s’aiment[1] ! Par quel charme ont-ils trompé mes yeux ?
Comment se sont-ils vus ? Depuis quand ? Dans quels lieux ?
Tu le savais[2]. Pourquoi me laissais-tu séduire ?
De leur furtive ardeur ne pouvais-tu m’instruire ?
Les a-t-on vus souvent se parler, se chercher ?
Das le fond des forêts allaient-ils se cacher ?
Hélas ! ils se voyaient avec pleine licence.
Le ciel de leurs soupirs approuvait l’innocence ;
Ils suivaient sans remords leur penchant amoureux,
Tous les jours se levaient clairs et sereins pour eux.
Et moi, triste rebut de la nature entière,
Je me cachai au jour, je fuyais la lumière ;
La mort est le seul dieu que j’osais implorer.
J’attendais le moment où j’allais expirer ;
Me nourrissant de fiel, de larmes abreuvée,
Encor dans mon malheur de trop près observée,
Je n’osais dans mes pleurs me noyer à loisir ;
Je goûtais en tremblant ce funeste plaisir ;
Et sous un front serein déguisant mes alarmes,
Il fallait bien souvent me priver de mes larmes.
ŒNONE
Quel fruit recevront-ils de leurs vaines amours ?
Ils ne se verront plus.
PHÈDRE
Ils s’aimeront toujours.
Au moment que je parle, ah ! mortelle pensée !
Ils bravent la fureur d’une amante insensée.
Malgré ce même exil[3] qui va les écarter,
Ils font mille serments de ne se point quitter.
Non, je ne puis souffrir un bonheur qui m’outrage,
Œnone. Prends pitié de ma jalouse rage,
Il faut perdre[4] Aricie. Il faut de mon époux
Contre un sang odieux réveilleur le courroux.
Qu’il ne se borne pas à des peines légères ;
Le crime de la sœur passe[5] celui des frères.
Dans mes jaloux transports, je le veux implorer.
Que fais-je ? Où ma raison se va-t-elle égarer [6]?
Moi jalouse ! et Thésée est celui que j’implore !
Mon époux est vivant ; et moi je brûle encore !
Pour qui ? Quel est le cœur où prétendent mes vœux ?
Chaque mort sur mon front fit dresser mes cheveux.
Mes crimes désormais ont comblé la mesure.
Je respire à la fois l’inceste et l’imposture ;
Mes homicides mains, promptes à me venger,
Dans le sang innocent brûlent d se plonger.
Misérable ! et je vis ? et je soutiens la vue
De ce sacré soleil dont je suis descendue[7] ?
J’ai pour aïeul le père et le maître des Dieux[8] :
Le ciel, tout l’univers est plein de mes aïeux.
Où me cacher ? Fuyons dans la nuit infernale.
Mais que dis-je ? mon père y tient l’urne[9] fatale ;
Le sort, dit-on, l’a mis en ses sévères mains :
Minos juge aux enfers tous les pâles humains...
_ _ _
Phèdre, poursuivie par sa conscience, implore la clémence divine et maudit Œnone qui l’a entraînée ; mais elle ne peut se résoudre à sauver Hippolyte en montrant son innocence. Au dernier acte, on apprend qu’Œnone s’est noyée et qu’Hippolyte a trouvé la mort, traîné sur des rochers par son attelage effrayé par un monstre marin. Phèdre paraît, chancelante : elle s’est empoisonnée et, avant de mourir, vient s’accuser devant Thésée.
Remarques sur la jalousie de Phèdre et celle d’autres héroïnes de Racine
1/ Les tortures de la jalousie
Pour une âme passionnée, la jalousie est un supplice cruel. Mais divers traits de caractère condamnent les héroïnes (et héros) à ajouter encore à leurs souffrances. Elles deviennent les bourreaux d’elles-mêmes, victimes de leur lucidité, de leur imagination et de leur orgueil.
* Lucidité : dans les longs monologues où elles scrutent impitoyablement leur cœur, elles sont expertes à discerner toutes leurs raisons de souffrir et toutes les nuances de leur douleur, comme Hermione (V, 1), Roxane (IV, 5) ou Phèdre (cf. ci-dessus).
* Imagination : cette douleur devient presque physique lorsqu’elles évoquent, de la manière la plus concrète, ce bonheur partagé dont elles sont exclues, qui leur est volé. Phèdre voit une insulte à ses souffrances dans les entretiens d’Hippolyte avec Aricie et dans l’annonce même de leur amour : « Tous les jours se levaient ... je fuyais la lumière »).
Oubliant que le mariage qui se prépare est un supplice pour Andromaque, Hermione dit à Pyrrhus : « Vous veniez de mon front observer la pâleur / Pour aller dans ses bras rire de ma douleur. »
* Orgueil : c’est une humiliation de ses voir préférer une rivale, d’autant que celle-ci leur est souvent inférieure par le rang : Pyrrhus délaisse Hermione, princesse grecque, pour une captive troyenne, Andromaque. Bajazet méprise Roxane, toute sultane qu’elle est, et n’a d’yeux que pour Atalide. D’autre part, elles se sont abaissées devant le rebelle, elles l’ont imploré (Hermione, Roxane, Phèdre) : comment lui pardonner ?
2/ La fureur jalouse
La jalousie rend l’héroïne impitoyable pour sa rivale et pour l’être aimé comme pour elle-même. Elle veut faire souffrir autant qu’elle souffre. Alors qu’elle se croit triomphante, Hermione se montre très cruelle pour Andromaque (III, 4), dont le seul crime est d’être aimée (Hermione pense même : d’avoir été aimée) par Pyrrhus, sans l’aimer elle-même. Comble de l’inconscience, Phèdre songe un moment à recourir à Thésée pour frapper Aricie. Quant à l’être aimé, il périra. Mais le raffinement suprême consiste à faire souffrir ou à perdre l’un par l’être aimé et la rivale. La jalousie a des inventions diaboliques. Roxane tend le piège le plus perfide à Atalide pour l’amener à se trahir (IV, 3) : la sultane se dit prête à faire périr Bajazet ; Atalide s’évanouit : c’est un aveu, et la lettre de Bajazet à Atalide, qui tombe ensuite entre les mains de Roxane, ne lui apprend rien qu’elle ne sache déjà. Mais l’horreur que l’on peut ressentir se nuance de pitié pour Roxane : tous les coups qu’elle porte se retournent contre elle. La certitude que ces héroïnes tyranniques veulent acquérir à tout prix, c’est aussi ce qu’elles redoutent le plus au monde : que ne donneraient-elles pas, à l’instant où elles dissipent leurs derniers doutes, pour pouvoir se faire illusion encore un moment...
[1] Sarah Bernhardt prononçait ces mots sur un ton de stupeur.
[2] Elle est trahie.
[3] Cet exil même.
[4] Faire périr.
[5] Les frères d’Aricie avaient disputé le trôné à Égée, père de Thésée.
[6] Retour à la lucidité.
[7] Phèdre est « la fille de Minos et de Pasiphaé », elle-même fille du soleil.
[8] Zeus, père d’Apollon.
[9] Les juges y déposent leurs sentences.
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Date de dernière mise à jour : 02/11/2019