L’ancienne Rome dans Horace (Corneille)
Il ne faut pas chercher dans la tragédie d’Horace une représentation fidèle de la Rome primitive. D’abord, Corneille ne vise, comme la plupart des poètes tragiques, qu’à émouvoir le spectateur par la peinture des sentiments généraux et humains, sans se soucier de l’exactitude historique ni de la couleur locale ; ensuite, on ne connaissait guère au 17e siècle de l’ancienne Rome que les traditions et les légendes. En revanche, il a reproduit en traits vigoureux le caractère traditionnel du Romain tel que les historiens, les poètes et les moralistes l’avaient dessiné.
Pour Corneille, Tulle est un roi assez semblable à un souverain du temps, vivante image des dieux[1] sur la terre, exerçant une autorité[2] de droit divin. Au Ve acte, il tient chez le vieil Horace « un lit de justice » et dirige les débats comme pourrait le faire un premier président du Parlement[3], donnant tour à tour la parole à l’accusation et à la défense.
Pour simplifier ce dénouement et pour écarter de la scène les foules qu’y introduit Shakespeare et qui l’envahiront dans les drames romantiques, Corneille a supprimé l’intervention des magistrats et du peuple dans le jugement d’Horace. Il a retranché pareillement, comme trop locales, vainement pittoresques et indignes de la majesté tragique les particularités relatives aux rites expiatoires auxquels le meurtrier fut soumis.
A la vérité, il a respecté la tradition qui fait des Romains un peuple religieux et même superstitieux : on « atteste des dieux les suprêmes puissances[4]», on leur offre des sacrifices pour leur demander des avis[5] ou pour leur rendre grâces[6], on consulte les oracles[7] qui gardent dans la tragédie leur ambiguïté proverbiale ; mais les allusions à la religion romaine sont discrètes et restent très imprécises : aucun dieu du panthéon romain n’est nommé, il n’est fait mention d’aucun rite et les oracles sont rendus par un Grec établi sur le mont Aventin[8].
Ainsi Corneille a fait bon marché de tout ce qui touche à l’exactitude matérielle et même à l‘esprit du temps.
Il a néanmoins déclaré qu’il aurait commis « un crime de théâtre » en « habillant des Romains à la française. » De fait il a respecté les mœurs de l’ancienne Rome et l’image traditionnelle du Romain de la République.
Dans sa famille, le père, le pater familias, exerce une autorité absolue : il est le juge naturel et égal de ses enfants sur lesquels il a le droit de vie et de mort. Ce droit, reconnu par tous[9], le vieil Horace l’invoque à plusieurs reprises et se déclare prêt à l’exercer ; il aurait puni ses fils de sa propre main s’ils avaient montré quelque faiblesse[10] ; il menace de mettre à mort le fils survivant qui a trahi la cause de Rome[11] ; devant le roi même il revendique « l’entière puissance » que lui donnent sur ses fils les droits de la naissance[12] ». Ainsi cette puissance paternelle si caractéristique du droit familial dans la cité antique, Corneille l’a mise vigoureusement en relief dans cette tragédie romaine.
Il a surtout représenté avec énergie les « sentiments romains[13] » que les historiens et les poètes de Rome ont célébrés : fermeté d’âme qu’aucun malheur n’abat, sentiment austère du devoir, abnégation, dévouement total à la chose publique, attachement à la liberté pour lesquels « les fils d’Énée se ruent aux armes[14] », « amour de la patrie, passion démesurée de la gloire[15] », qui ont raison des sentiments les plus naturels et des intérêts, confiance invincible en la fortune de Rome, « en ses grands destins » qui étendront sa puissance « au-delà des routes du soleil[16] », en sa mission historique qui est « d’exercer l’empire sur les nations[17] ». C’est cet avenir, continuellement présent, entrevu, préparé, qui fait la grandeur et la poésie du sujet d’Horace.
Date de dernière mise à jour : 09/01/2021