L’action dans Phèdre
Toute l’action de la pièce est subordonnée au personnage de Phèdre. Le vers 242 montre très clairement commet elle est construite, lorsque prévoyant son destin, Phèdre dit à sa nourrice : « Je n’en mourrai pas moins, j’en mourrais plus coupable ». Comme le Misanthrope sur une entrevue retardée, Phèdre repose sur une mort sans cesse différée. Alors que Phèdre est, dès son entrée en scène, décidée à mourir, toutes les fois un événement nouveau vient la retenir, et toutes les fois pour intensifier son malheur et sa faute. Ce ne sont que sursis qui la rendent encore plus criminelle.
À l’acte I, Œnone, par un chantage au suicide, force sa maîtresse mourante à lui révéler son secret : Phèdre avoue, deux fois coupable donc, et toujours résolue à mourir. On annonce alors la mort de Thésée ; d’où l’entrevue de l‘acte II avec Hippolyte et Phèdre franchit une nouvelle étape : elle déclare sa passion au jeune prince ; là encore, seule l’intervention d’Œnone la sauve du suicide. À peine Phèdre vient-elle de s’accepter comme femme coupable, que, troisième événement, le retour de Thésée à l’acte III l’accable au point qu’elle se laisse aller à consentir à la perte d’un innocent : nouvelle aggravation de sa faute. Quatrième événement, elle apprend à l’acte IV l’amour d’Hippolyte pour Aricie et, torturée de jalousie, se prépare à perdre elle-même Aricie devant Thésée. C’est là le sommet de la pièce, la dernière des quatre stations du calvaire de Phèdre : elle a successivement révélé son secret à sa nourrice, déclaré à Hippolyte sa passion incestueuse, accepté la punition d’un innocent et voulu la perte d’une innocente. À l’acte V, après avoir touché le fond, elle subit cette mort que, depuis le début elle appelait de ses vœux.
Chaque acte est ainsi marqué par un événement essentiel pour Phèdre. Mais si c’est bien autour d’elle que s’ordonne toute l’action de la pièce, ce n’est pourtant pas elle qui agit ; du début à la fin, elle ne fait que subir ; ses actes ne sont que des réponses à une action extérieure qui s’exerce sur elle. L’acteur principal de la pièce reste invisible : c’est la divinité et les formes multiples qu’elle prend, Vénus ou les dieux en général, c’est elle qui a condamné Phèdre te toute sa race, qui fait annoncer la mort du roi, le fait revenir ensuite au moment opportun ; comme un véritable personnage, il est l’objet des préoccupations constantes, des apostrophes répétées des héros, il se fait une « gloire cruelle » de « séduire » de malheureux humains. Cette force noire ressemble au Satan de la religion chrétienne, à tel point que la prière de Phèdre à Vénus (vers 813-882) fait songer aux messes noires que faisaient célébrer de grandes dames de la cour de Louis XIV pour conquérir ou conserver le cœur d’un amant, la Montespan en premier, dit-on... Raison pour laquelle il est maladroit de voir dans la fausse mort de Thésée et son retour des événements extérieurs aux personnages, purs artifices destinés à nous faire approfondir le caractère de Phèdre. En fait, ces événements, qui constituent l’action, sont la conséquence directe des sentiments de l’ « Invisible Présence noire » contre laquelle, tout au long de la pièce, Phèdre livre un combat désespéré. Ainsi, l’action de Phèdre reste-t-elle parfaitement conforme à l’idéal tragique défini par Racine dans la Préface de Britannicus : « ... une action simple, chargée de peu de matière, telle que doit être une action qui se passe en un seul jour, et qui, s’avançant par degrés vers sa fin, n’est soutenue que par les intérêts, les sentiments et les passions des personnages. »
Thésée, Hippolyte et Aricie ne sont plus dès lors que des moyens dont la divinité se sert dans sa lutte contre Phèdre. Cependant, il est remarquable de voir comment, dans la construction de sa pièce, Racine utilise le personnage d’Hippolyte. Dans les deux premiers actes, il établit un parallèle rigoureux entre les conduites d’Hippolyte et de Phèdre : à l’acte premier, Hippolyte annonce son départ et finit par avouer à son confident qu’il aime, et d’un amour coupable ; aussitôt après, Phèdre annonce sa mort proche et finit par avouer à sa confidente qu’elle aime, et d’un amour coupable. À l’acte II, Hippolyte vient offrir le trône à la personne qu’il aime et, malgré lui, finit par lui déclarer son amour ; aussitôt après, Phèdre vient offrir le trône au prince qu’elle aime et, malgré elle, finit par lui déclarer son amour. Hippolyte sert ainsi chaque fois à préparer l’entrée de Phèdre, voilà pourquoi sans doute Racine a doté son héros, contrairement à la légende, d’une passion amoureuse et, contrairement à ses devanciers, d’une passion coupable (voir la Préface de Phèdre). Il y a dans cette symétrie de construction des deux premiers actes une remarquable idée dramatique de Racine, qui fait ainsi apparaître plus universelle et plus inexorable, la terrible puissance de la divinité qui accable ces malheureux mortels.
Telle quelle, l’action de Phèdre, soutenue et haletante, reste une des meilleures qu’ait conçue Racine. Certains lui ont reproché quelques anomalies dans la rapidité des dernières scènes, où le récit de Théramène paraît suivre d’un peu trop près la sortie de scène d’Aricie. C’est que, comme Junie dans Britannicus, Racine ne tenait pas à garder Aricie en scène pour la fin, et cet effet d’accélération reste en fait dans les limites des conventions théâtrales puisqu’il passe inaperçu sur scène.
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