Héroïnes cornéliennes
L'amour héroïque chez Corneille
Les contemporains et la postérité se sont plu à opposer un théâtre cornélien excluant les faiblesses de l’amour à un théâtre racinien voué aux désordres de la passion. Une déclaration de Corneille a pu le faire croire : « [La] dignité [de la tragédie] demande quelque grand intérêt d’État, ou quelque passion plus noble et plus mâle que l’amour, telles que l’ambition ou la vengeance, et veut donner à craindre des malheurs plus grands que la perte d’une maîtresse. » (Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique).
Antinomie
Or, l’amour est partout présent dans le théâtre cornélien. Mieux encore : la tragédie commence quand le cœur entre en conflit avec les « grands intérêts ». La véritable question est de savoir si l’amour est compatible ou non avec l’héroïsme ; la réponse est trouvée avec Le Cid, quand Corneille invente l’amour héroïque de Rodrigue et de Chimène. Comme tout le siècle, la dramaturgie voit dans la passion une force irrationnelle, une inclination mystérieuse et irrépressible, un je ne sais quoi, qui n’est autre que le dangereux éros. Fatal, tyrannique, l’amour est un esclavage, une dépendance qui ne peut être tenue pour une valeur. Aussi l’amour, lorsqu’il s’oppose aux vraies valeurs (honneur, rang) doit-il leur être sacrifié. Plus profondément, il est contraire à la liberté, à l’autonomie, à la grandeur et à la supériorité héroïques.
Surmonter le conflit
Les amants cornéliens réussissent à surmonter le conflit : généreux, ils ne peuvent aimer qu’un(e) égal(e), et chez eux le désir va de pair avec l’estime de l’autre et la reconnaissance de son mérite. Le couple héroïque transforme alors l’amour en facteur d’émulation, en agent de la gloire. À vrai dire, Corneille reste plutôt en-deçà d’une réelle promotion ou valorisation de la passion amoureuse : dans son univers elle est parfois, sous sa forme la plus haute, seulement un adjuvant de l’héroïsme et toujours un ressort dramatique dans la mesure où elle est l’occasion de conflits déchirants.
L'amour chez les héroïnes de Corneille (Le Cid, Polyeucte)
A la différence des héroïnes raciniennes, qui se livrent à l’amour portées par un instinct aveugle et mystérieux, incapables de raisonner et d’obéir à la volonté, l’amour des héroïnes cornéliennes est fondé sur le mérite de celui qu’elles aiment. La raison peut le justifier et la volonté a prise sur lui : l’amour est ainsi une vertu et non une faiblesse. Ce n’est donc pas, comme on l’a dit si souvent, une lutte entre le devoir et la passion qu’elles doivent affronter, mais plutôt des conflits de devoirs.
De là deux conséquences de leur psychologie [1].
La première est qu’au moment où elles ont l’air d’agir contre leur amour, elles travaillent en réalité pour leur amour. Ainsi, comme Chimène (Le Cid) aime dans Rodrigue ses qualités chevaleresques, loin de lui en vouloir d’avoir tué son père pour venger l’affront reçu par le sien, elle l’en aime encore davantage et l’avoue sans rougir.
Seconde conséquence : l’amour, s’attachant toujours au mérite supérieur, se déplace parfois. Par exemple, Pauline (Polyeucte) aime d’abord Sévère, brillant et pauvre chevalier, plus que, Polyeucte, bourgeois effacé ; mais la divine grandeur de Polyeucte et son martyre) faisant pâlir les qualités humaines de Sévère, c’est finalement vers ce dernier, son époux, qu’elle se tourne.
Extrait du Cid (Acte III, scène 4)
CHIMÈNE
« Ah ! Rodrigue, il est vrai, quoique ton ennemie,
Je ne te puis blâmer d’avoir fui l’infamie ;
Et, de quelque façon qu’éclatent mes douleurs,
Je ne t’accuse point, je pleure mes malheurs.
Je sais ce que l’honneur, après un tel outrage,
Demandait à l’ardeur d’un généreux courage :
Tu n’as fait le devoir que d’un homme de bien ;
Mais aussi, le faisant, tu m’as appris le mien.
Ta funeste [2] valeur m’instruit par ta victoire ;
Elle a vengé ton père et soutenu ta gloire [3] :
Même soin me regarde, et j’ai, pour m’affliger,
Ma gloire à soutenir et mon père à venger.
Hélas ! ton intérêt ici me désespère :
Si quelque autre malheur m’avait ravi mon père,
Mon âme aurait trouvé dans le bien de te voir
L’unique allégement qu’elle eût pu recevoir ;
Et contre ma douleur j’aurais senti des charmes [4],
Quand une main si chère eût essuyé mes larmes.
Mais il me faut te perdre après l’avoir perdu ;
Cet effort sur ma flamme à mon honneur est dû ;
Et cet affreux devoir, dont l’ordre m’assassine,
Me force à travailler moi-même à ta ruine.
Car enfin n’attends pas de mon affection
De lâches sentiments pour ta punition.
De quoi qu’en ta faveur notre amour m’entretienne,
Ma générosité doit répondre à la tienne :
Tu t’es, en m’offensant, montré digne de moi ;
Je me dois, par ta mort, montrer digne de toi [5].
[...]
Va, je ne te hais point. »
À propos de cette litote fameuse, il ne faut pas se contenter de la relever, mais la légitimer. Chimène, partagée entre un désir de vengeance bien naturel et le désespoir de voir Rodrigue mourir, ne peut s'exprimer que par une formule négative. L'expression correspond à la nécessité psychologique : l'honneur, la pudeur et la décence sont respectés mais Chimène laisse parler son cœur.
Extrait de Polyeucte (Acte V, scène 3)
PAULINE
« Que t’ai-je fait, cruel, pour être ainsi traitée,
Et pour me reprocher, au mépris de ma foi [6],
Un amour si puissant que j’ai vaincu pour toi ?
Vois, pour te faire vaincre un si fort adversaire,
Quels efforts à moi-même il a fallu me faire,
Quels combats j’ai donnés pour te donner [7] un cœur
Si justement acquis à son premier vainqueur [8] ;
Et si l’ingratitude en ton cœur ne domine,
Fais quelque effort sur toi pour te rendre à Pauline :
Apprends d’elle à forcer ton propre sentiment ;
Prends sa vertu [9] pour guide en ton aveuglement ;
Souffre que de toi-même elle obtienne ta vie,
Pour vivre sous tes lois à jamais asservie.
Si tu peux rejeter de si justes désirs,
Regarde au moins ses pleurs, écoute ses soupirs ;
Ne désespère pas une âme qui t’adore [10].
POLYEUCTE
Je vous l’ai déjà dit, et vous le dis encore,
Vivez avec Sévère, ou mourez avec moi.
Je ne méprise point vos pleurs, ni votre foi ;
Mais, de quoi que pour vous notre amour m’entretienne [11],
Je ne vous connais plus, si vous n’êtes chrétienne.
C’en est assez, Félix [12], reprenez ce [13] courroux,
Et sur cet insolent vengez vos dieux, et vous.
PAULINE
Ah ! Mon père, son crime à peine est pardonnable ;
Mais, s’il est insensé, vous êtes raisonnable.
La nature est trop forte, et ses aimables traits
Imprimés dans le sang ne s’effacent jamais ;
Un père est toujours père, et sur cette assurance
J’ose appuyer encore un reste d’espérance.
Jetez sur votre fille un regard paternel.
Ma mort suivra la mort de ce cher criminel ;
Et les dieux trouveront sa peine illégitime,
Puisqu’elle confondra l’innocence et le crime,
Et qu’elle changera, par ce redoublement [14],
En injuste rigueur un juste châtiment ;
Nos destins, par vos mains rendus inséparables,
Nous doivent rendre heureux ensemble, ou misérables ;
Et vous seriez cruel jusques au dernier point,
Si vous désunissiez ce que vous avez joint.
Un cœur à l’autre uni jamais ne se retire ;
Et pour l’en séparer il faut qu’on le déchire.
Mais vous êtes sensible à mes justes douleurs,
Et d’un œil paternel vous regardez mes pleurs. »
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Notes
[1] On peut la rapprocher de la théorie cartésienne des passions.
[2] Funeste, qui a causé le deuil (au sens étymologique : funus)
[3] Honneur.
[4] Charmes : ce mot a au 17e siècle le sens très fort d’enchantement magique.
[5] Dans cette tirade, Chimène reprend les arguments mêmes de Rodrigue.
[6] Foi, fidélité.
[7] Cette répétition du verbe donner est une négligence.
[8] On peut s’étonner que Pauline rappelle ici son ancien amour pour Sévère.
[9] Sens de fermeté chez Corneille (virtus).
[10] On voit ici l’évolution qui s’est accomplie chez Pauline.
[11] C’est à peu près le même vers que Corneille avait employé déjà deux fois dans Le Cid (Acte III, scène 4 : « De quoi qu’en ta faveur notre amour m’entretienne. »
[12] Père de Pauline.
[13] Votre.
[14] Par ce double supplice.
Sujets de dissertation possibles
* Comparer le rôle d'Emilie dans Cinna et celui de Chimène dans le Cid.
Rappeler les scènes principales des deux pièces. Ne pas oublier que les détracteurs de Corneille sont choqués par sa complaisance coupable à l’égard du meurtrier de son père. Mais ils ne comprennent pas que Chimène sait quel est son devoir filial et reconnait qu’un devoir filial identique guide Rodrigue ; en outre, il a sauvé l’État ; enfin, il vainc le champion qu’elle lui a opposé ; et le roi, à qui elle n’a révélé ses sentiments que malgré elle, n’a autorisé ce dernier combat singulier qu’à condition qu’elle accorderait sa main au vainqueur. D’ailleurs, elle refuse. Nous n’en savons rien, mais on peut espérer qu’elle ne refusera pas toujours.
* L'Emilie de Cinna et la Pauline de Polyeucte.
Indispensable de bien se rappeler les scènes principales des deux pièces.
En ce qui concerne Polyeucte, noter l’importance d’un événement extérieur imprévu : l’arrivée de Sévère n’est-elle pas une tentation de plus contre le détachement chrétien du jeune seigneur arménien en même temps qu’une obligation pour sa femme Pauline de se surmonter elle-même ? Cette arrivée, en fin de compte, précipite l’action vers des situations qui révèlent les caractères : entrevue déchirante de Sévère et Pauline, puis la scène où Polyeucte résiste aux prières de sa femme.
En ce qui concerne Cinna, l’unité d’action est hésitante : l’intérêt va d’abord aux conjurés, à Émilie, Cinna et Maxime, puis s’oriente vers l’empereur, au point qu’on peut se demander quel est le héros de la tragédie (au sens de personnage héroïque). Ce ne peut être Émilie, puisqu’en fin de compte son énergie est vaincue.
La conception que Corneille se fait du héros tragique ne peut laisser à l’amour une place importante, une passion « trop chargée de faiblesse », dit-il lui-même, qui se développe aux dépens de la volonté et de la raison. Émilie a un père à venger ; énergique, elle manque de tendresse. Toutefois, Guez de Balzac appelle Émilie une « adorable furie ».
Mais l’amour est présent dans Polyeucte : dans la grande scène de l’Acte V, Pauline, exaltée par l’amour, poursuit le héros jusque dans sa prison pour le disputer à la mort et le supplier de vivre. L’amour y est toujours noble, d’abord en lutte contre le devoir ou l’idéal, puis soutien même et exaltation de ce devoir et de cet idéal. Pauline et Sévère s’aimaient. Mais sa conscience protège Pauline d’une passion coupable : nouvelle mariée, elle n’aime pas pourtant pas Polyeucte... puis l’héroïsme religieux de son époux l’attire ; elle se met à l’admirer et se détache alors de Sévère. Honnêteté absolue de Pauline.
Les précieux et précieuses de l’Hôtel de Rambouillet ne s’intéressent pas au martyre mais à l’aventure amoureuse de Sévère et Pauline, de même que Voltaire et avec lui tout le 18e siècle.
Voltaire écrit :
« De Polyeucte la belle âme
Aurait faiblement attendri,
Et les vers chrétiens qu’il déclame
Seraient tombés dans le décri,
*
N’eût été l’amour de sa femme
Pour ce païen, son favori,
Qui méritait bien mieux sa flamme
Que son bon dévot de mari. »
* Comparer les rôles de Chimène, d'Emilie et de Pauline (cf. supra).
* Au moment où il tue sa sœur Camille, le jeune Horace s’écrie :« C’est trop, ma patience à la raison fait place. / Va dedans les enfers plaindre ton Curiace. » Comment expliquez-vous ces mots : « ... à la raison » ?
Conseils
Il semble au premier abord que le jeune Horace obéisse à un mouvement de colère. Mais le sujet exact est la Raison d’État.
On peut faire une analyse rapide de la pièce et un résumé de la morale de Corneille.
Sujet d’Horace : le patriotisme religieux des premiers Romains. Lutte entre l’amour et le devoir, sacrifices demandés par la patrie en péril. Le but suprême est de servir l’État.
Une réserve à faire : fanatisme d’Horace qui étouffe en lui tout sentiment humain et qui croit nécessaire d’immoler à la patrie une faible femme dont il aurait dû plaindre la douleur.
Remarque
Sujets proposés de 1920 à 1935 au Baccalauréat ou au Brevet Supérieur... :-)
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Allons plus loin
L'amour chez les héroïnes cornéliennes
Seul l’amour est digne d’être confronté avec la gloire. C’est qu’ils s’opposent souvent, ou du moins paraissent s’opposer ; leur essence est au fond la même : la gloire est fondée sur l’estime de soi-même, l’amour sur l’estime de l’être aimé. Corneille dira que l’amour est une passion « chargée de faiblesse. » Confrontons ce point de vue à ses œuvres.
Naissance de l’amour
Ce n’est pas un choix conscient et raisonné qui préside à sa naissance, pas davantage un simple attrait physique, mais une inclination mystérieuse, un « je ne sais quoi (1)», un « charme » au sens fort du mot : « Un je ne sais quel charme encor vers vous m’emporte », avoue Pauline à Sévère dans Polyeucte.
Mais l’héroïne (et le héros) cornélienne a le cœur trop noble pour que son inclination puisse l’asservir à un être indigne d’elle. S’il ne naît pas d’une démarche rationnelle, l’amour est pourtant fondé sur la raison : le cœur a l’intuition de la valeur de l’être aimé : « Je l’aimai, Stratonice ; il le méritait bien », dit encore Pauline à propos de Sévère. Ainsi, à la différence de racine, Corneille peint généralement un amour partagé. Par un instinct sûr, l’héroïne s’éprend de l’homme le plus parfait qu’elle connaisse et devine chez lui un élan vers la perfection. L’intuition est en effet divinatrice : Chimène aime Rodrigue avant qu’il ait eu l’occasion de s’illustrer, elle pressent en lui le futur héros (Le Cid). À mérite égal, c’est le « je ne sais quoi » qui décide. Deux frères, Antiochus et Séleucus, aiment Rodogune qui répond à l’amour du premier et ne ressent qu’indifférence pour Séleucus :
« Comme ils ont même sang avec pareil mérite,
Un avantage égal pour eux me sollicite ;
Mais il est malaisé, dans cette égalité,
Qu’un esprit combattu ne penche d’un côté.
Il est des nœuds secrets, il est des sympathies,
Dont par le doux rapport les âmes assorties
S’attachent l’une à l’autre, et se laissent piquer
Par ces je ne sais quoi qu’on ne peut expliquer.
C’est par là que l’un deux obtient la préférence. »
(Rodogune, vers 355-363)
Amour, estime et gloire
L’estime réciproque nourrit et vivifie l’amour partagé. Les amants peuvent compter l’un sur l’autre et un constant échange s’établit : l’estime attise l’amour et l’amour exalte la gloire. Dans son combat contre les Mores, grâce à l’amour de Chimène, Rodrigue se sent invincible après l’aveu : « Va, je ne te hais point » et par ces mots de Don Diègue : « Si tu l’aimes, apprends que revenir vainqueur / C’est l’unique moyen de regagner son cœur » (v. 1095-1096). Avant le duel de Rodrigue avec Don Sanche, Chimène s’écrie : « Sors vainqueur d’un combat dont Chimène est le prix ».
Ainsi l’amour cornélien ressemble à l’amour courtois du Moyen Age : pour sa dame, le chevalier était capable de toutes les prouesses. Cette conception chevaleresque de l’amour rappelle aussi celle du roman précieux et l’idéal héroïque et romanesque de la noblesse sous le règne de Louis XIII et, plus tard, lors de la Fronde. Corneille se rattache donc à une tradition et exprime les aspirations de son temps mais il apporte aussi une révélation : l’amour véritable est une passion noble, qui fait non pas des lâches, mais des héros.
L’amour et l’honneur
Tel est le véritable sens du conflit cornélien : l’honneur ne triomphe pas de l’amour, il le contraint à se dépasser, à renoncer à ses aspirations immédiates pour survivre dans son essence même. Camille est toujours aimé par Curiace lorsqu’il combat cotre Rome, et Pauline par Sévère lorsqu’il renonce à la revoir (II, 2) et décide de tout faire pour sauver Polyeucte (IV, 6).
- Dans Le Cid
Chimène continuera à aimer Rodrigue même et surtout s’il ne renonce pas à venger son père : « J’attire ses mépris en ne vengeant pas ». Il écarte la tentation du suicide qui serait fatal à son amour et à son honneur et se décide : « Allons, mon bras, sauvons du mois l’honneur, / Puisque après tout il faut perdre Chimène. » Mais il ne la perd pas, bien au contraire : sacrifiant son amour en apparence, il a choisi le seul moyen de le sauver. Elle lui réplique : « Ah ! Rodrigue, il est vrai, quoique ton ennemie, / Je ne te puis blâmer d’avoir fui l’infamie. ». Elle est contrainte à son tour de poursuivre Rodrigue pour rester digne de lui :
« De quoi qu’en ta faveur mon amour m’entretienne,
Ma générosité doit répondre à la tienne :
Tu t’es, en m’offensant, montré digne de moi ;
Je me dois, par ta mort, montrer digne de toi. »
On peut soutenir que le rôle de Chimène est faux et contre nature parce qu’elle s’acharne contre celui qu’elle aime tout en priant le ciel que ses efforts n’aboutissent pas. Mais n’oublions pas le caractère exemplaire de la tragédie et de la tragédie cornélienne en particulier, qui enferme les personnages dans de terribles dilemmes. En fait, la leçon est profondément humaine : combattre un ennemi qu’on aime est une situation proprement cornélienne qui donne au conflit son caractère à la fois héroïque et tragiquement humain. Le sacrifice, en magnifiant l’amour, assure son triomphe. L’amour fondé sur l’estime est plus fort que la mort. Un même tombeau unira Curiace et Camille que la vie a séparés. César reconnaît l’âme de Pompée en sa veuve Cornélie : « Il vit, il vit encore en l’objet de sa flamme, / Il parle par sa bouche, il agit dans son âme. » (Pompée).
- Pauline et Polyeucte
Pauline est la plus fidèle des épouses mais elle chérit la mémoire de Sévère qu’elle croit mort. Lorsqu’il paraît (II, 2) sans lui laisser aucun espoir, elle lui avoue qu’elle l’aime encore. Elle peut se permettre cet aveu parce qu’elle est sûre de ne point faiblir. Sa raison a assuré sa soumission à la volonté d’un père, elle a épousé Polyeucte :
« Quand je vous aurais vu, quand je l’aurais haï,
J’en aurais soupiré, mais j’aurais obéi,
Et sur mes passions ma raison souveraine
Eût blâmé mes soupirs et dissipé ma haine. »
Mais cette même raison ne pouvait lui faire oublier Sévère car il méritait son amour :
« Ma raison, il est vrai, dompte mes sentiments,
Mais quelque autorité que sur eux elle ait prise,
Elle n’y règne pas, elle les tyrannise. »
La raison ne pas davantage lui faire aimer d’amour son mari pour qui elle éprouve pourtant estime et affection.
Comment va-t-elle passer de l’amour de Sévère à celui de Polyeucte ? Non point par un calcul raisonné qui lui démontrerait que le mérite du chevalier chrétien est supérieur à celui du chevalier romain, qu’un saint est plus avancé dans la voie de la perfection, par conséquent plus digne d’amour, qu’un soldat héroïque. Son âme noble et passionnée a la révélation bouleversante de la grandeur de Polyeucte qu’elle avait ignorée jusque-là. Grandeur d’autant plus attirante peut-être qu’elle est mystérieuse, d’un autre ordre. La païenne Pauline devine, sans la comprendre, la dignité du chrétien marqué par la grâce et s’attache à Polyeucte à mesure que celui-ci semble lui échapper davantage ; là réside le drame de son amour. Sa fierté intervient aussi dès qu’elle apprend que Polyeucte est chrétien : elle ne saurait l’abandonne alors que tous le renient et l’accablent. Comment accepterait-elle de le trahir au moment suprême, fût-ce de son propre aveu, lorsqu’il la confie à Sévère ? Ce geste même de Polyeucte, qui est pourtant une insulte à la gloire de Pauline, achève de la conquérir. Elle sait qu’il l’aime encore et ce renoncement atteint le sublime. Elle s’élève donc de l’amour de Sévère à l’amour de Polyeucte par une démarche parallèle à celle de Polyeucte, qui cesse de l’aimer charnellement pour mieux l’aimer en Dieu. Tous deux souffrent. Pauline a bau supplier son époux, le disputer désespérément au Dieu des chrétiens (IV, 3 et V, 3), il reste inflexible et ne peut plus l’entendre. Il est ainsi contraint de considérer Pauline « comme un obstacle à son bien », bien qu’il l’aime « beaucoup moins que son Dieu, mais bien plus que lui-même », une Pauline qui se révolte lorsqu’il lui parle de devenir chrétienne.
Ainsi, le conflit cornélien oppose deux passions nobles ; la plus noble l‘emporte, mais sans humilier sa rivale. Combat déchirant mais généreux et loyal où les adversaires se ressemblent plus qu’ils ne s’opposent. De sa confrontation avec l’honneur, l’amour, d’abord meurtri, sort grandi et épuré, cependant que l’honneur, mesurant le prix de la tendresse, en devient plus humain.
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Notes :
Cf. Psyché, III, 3 : « Une je ne sais quel feu que je ne connais pas. »
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Date de dernière mise à jour : 13/09/2019