Divertissements royaux (Molière) - L'Amour peintre
La comédie-ballet
Une part importante de la production de Molière, trop longtemps reléguée dans l’ombre, est faite de commandes destinées à divertir le roi et la cour, puis offertes au public parisien. Il y avait une tradition, remontant au 16e siècle, celle du ballet de cour, dont les danses, auxquelles participaient volontiers les nobles, les princes et le souverain lui-même s’ordonnaient selon un thème, pastoral ou mythologique. Par ailleurs, la commedia dell’arte, source d’inspiration pour le comique, tendit à une sorte de théâtre total, unissant action et dialogue dramatiques à d’autres arts : pantomime, danse, musique et chant. Elle finit par donner naissance à l’Opéra-Comique. Louis XIV aimait la musique et la danse où il déployait ses talents. Pour le roi, Molière inventa la comédie-ballet.
Il y fondit la comédie et le ballet, resserrant les liens thématiques et esthétiques, suivant en cela l’effort classique de rigueur et d’unité.
On peut citer Les Fâcheux, Le Mariage forcé, Monsieur de Pourceaugnac, et même Le Bourgeois gentilhomme et Le Malade imaginaire, véritables comédies musicales.
La comédie de cour
Certaines pièces de Molière relèvent d’une veine plus aristocratique et mondaine. Citons Dom Garcie de Navarre, La Princesse d’Élide et Les Amants magnifiques.
Une formule voisine est celle de la comédie mythologique, telle Amphitryon ou encore la tragédie mythologique comme Psyché (écrite en collaboration avec Corneille).
Dans ces pièces féériques et fastueuses, souvent « à machines », la décoration, le chant et la danse s’allient à l’action dramatique. Dans les deux dernières, le vers libre, plus musical, préfigure le récitatif de l’opéra.
Luxe, euphorie et volupté
Ces pièces révèlent un Molière épris de luxe, de faste et de grâce, typique des magnificences et des subtilités de la vie aristocratique. Une manière de s’évader dans un monde où triomphe l‘irréalité joyeuse et théâtrale, à la fois celle de la farce et du divertissement de cour.
La poésie de Molière ne serait-elle pas, comme on a pu le dire, la « navigation réglée entre le réalisme, la fourberie, le rêve et le théâtre » ?
Un exemple : Le Sicilien ou l’Amour peintre (1667)
Ce grand Ballet des Muses divertit le roi et la cour à Saint-Germain fin 1666 et début 1667. Louis XIV, Madame (sa belle-soeur) et Mlle de La Vallière y dansèrent. Naturellement, Molière contribua à l’éclat de cette fête en fournissant Mélicerte, la Pastorale comique et Le Sicilien.
Le charme de cette courte pièce en un acte tient à sa prose poétique, faite de vers blancs, imagés et rythmés, une poésie qui s’affirmera prochainement dans Amphitryon.
L’intrigue est sans surprise : un Sicilien jaloux et farouche, Dom Pedro, garde à vue Isidore, une jeune esclave grecque qu’il entend épouser. Adraste, un aimable Français, aidé de son esclave Hali parvient à s’introduire chez lui sous prétexte de faire le portrait de la jeune fille, qu’il finit par enlever à son tyran. La morale de la pièce condamne la jalousie : « C’est le cœur qu’il faut arrêter par la douceur et la complaisance. »
Extraits : Adraste et Hali débattent sur l’amour (scène 2).
ADRASTE : Aussi ne crois-je pas qu’on puisse voir personne qui sente dans son cœur la peine que je sens. Car enfin, ce n’est rien d’avoir à combattre l’indifférence ou les rigueurs d’une beauté qu’on aime : on a toujours au moins le plaisir de la plainte et la liberté de soupirs ; mais ne pouvoir trouver aucune occasion de parler à ce qu’on adore, ne pouvoir savoir d’une belle si l’amour qu’inspirent ses yeux est pour lui plaire ou lui déplaire, c’est la plus fâcheuse, à mon gré, de toutes les inquiétudes ; et c’est où me réduit l’incommode jaloux qui veille, avec tant de souci, sur ma charmante Grecque et ne fait pas un pas sans la traîner à ses côtés.
HALI : Mais il est en amour plusieurs façons de se parler ; il me semble, à moi, que vos yeux et les siens, depuis près de deux mois, se sont dit bien des choses.
ADRASTE : Il est vrai qu’elle et moi souvent nous nous sommes parlés des yeux ; mais comment reconnaître que, chacun de notre côté, nous ayons comme il faut expliqué ce langage ? Et que sais-je, après tout, si elle entend bien tout ce que mes regards lui disent ? et si les siens me disent ce que je crois parfois entendre ?
HALI : Il fait chercher quelque moyen de se parler d’autre manière.
ADRASTE : As-tu là tes musiciens ?
HALI : Oui.
ADRASTE : Fais-les approcher. Je veux, jusques au jour, les faire ici chanter, et voir si leur musique n’obligera point cette belle à paraître à quelque fenêtre [...]. Je veux quelque chose de tendre et de passionné, quelque chose qui m‘entretienne dans une douce rêverie.
HALI : ... Il faut qu’ils vous chantent une certaine scène d’une petite comédie que je leur ai vu essayer. Ce sont deux bergers amoureux, tous remplis de langueur, qui, sur le bémol, viennent séparément faire leurs plaintes dans un bois, puis se découvrent l’un à l’autre la cruauté de leurs maîtresses ; et là-dessus vient un berger joyeux qui se moque de leur faiblesse.
ADRASTE : J’y consens. Voyons ce que c’est...
(Suit la scène 3, chantée par trois musiciens).
Additif - La scénographie du 17e siècle
Le goût des spectacles où la scène se transformait à vue, des perspectives feintes avec tant d’ingéniosité que l‘illusion de profondeur était parfaite, des personnages s’envolant et se déplaçant dans les airs grâce à des « machines » invisibles, le goût de tous les raffinements du théâtre, ce sont les ingénieurs italiens appelés en France par Anne d’Autriche et Mazarin, qui permirent aux contemporains de le satisfaire. Torelli (1604-1678), qui aménagea pour Richelieu la salle du Palais –Cardinal (1637), réalisa d’admirables décors et d’étonnantes prouesses techniques pour les représentations théâtrales du temps, notamment pour l’Andromède de Corneille et pour Les Fâcheux de Molière.
Pascal et le divertissement (Pensées)
"La seule chose qui nous console de nos misères est le divertissement, et cependant c'est la plus grande de nos misères. Car c'est cela qui nous empêche principalement de songer à nous, et qui nous fait perdre insensiblement. Sans cela, nous serions dans l'ennui, et cet ennui nous pousserait à chercher un moyen plus solide d'en sortir. Mais le divertissement nous amuse, et nous fait arriver insensiblemenet à la mort."
Bertrand Vergely écrit en substance dans son ouvrage Petite philosophie pour jours tristes (Milan, 2003) :
Pascal a démythifié le courage. Le monde des puissants de son époque prisait le courage et l’honneur, valeurs nobles et guerrières. On admirait l’homme qui s’exposait au danger. La guerre était une occasion de de montrer sa bravoure. Sinon, on se battait en duel, on chassait. D’un regard sans concessions, Pascal déclare que c’est par ennui que les hommes sont ainsi courageux, et non par vertu. La morale ne les intéresse pas. Si c’était le cas, ils ne prendraient pas la guerre comme un jeu et ne confèreraient pas de vertus morales à un jeu comme la chasse. Il s’agit de remettre le courage à sa place. Celui-ci est la version guerrière du divertissement que pratique l’humanité afin de ne pas se confronter à l’essentiel.
Courage vient du cœur. Raison pour laquelle Pascal s’est livré à une critique du courage. Le cœur bien compris est ce qui met l’homme au centre, dans le mystère de la vie. À son tour, Voltaire écrit : « Le courage n’est pas une vertu, mais une qualité commune aux scélérats et aux grands hommes. »
Évidemment, Voltaire n’aimait pas Pascal. Il lui a pourtant adressé ce compliment paradoxal : « cet effrayant génie. »
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Date de dernière mise à jour : 24/04/2021