Dédicace de Corneille à la reine régente (Polyeucte)
[Il s’agit d’Anne d’Autriche, veuve de Louis XIII, régente pendant la minorité de son fils Louis XIV. Cette dédicace date de 1643.]
Madame,
Quelque connaissance que j’aie de ma faiblesse, quelque profond respect qu’imprime VOTRE MAJESTÉ dans les âmes de ceux qui l’approchent j’avoue que je mette à ses pieds sans timidité et sans défiance et que je me tiens assuré de lui plaire parce que je suis assuré de lui parler de ce qu’elle aime le mieux. Ce n’est qu’une pièce de théâtre que je lui présente, mais qui l’entretiendra de Dieu ; la dignité de la matière est si haute que l’impuissance de l’artisan ne la peut ravaler ; et votre âme royale se plaît trop à cette sorte d’entretien[1] pour s’offenser des défauts d’un ouvrage où elle rencontrera les délices de son cœur. C’est pr là, MADAME, que j’espère obtenir de VOTRE MAJESTÉ le pardon du long temps que j’ai attendu à lui rendre cette sorte d’hommages. Toutes les fois que j’ai mis sur notre scène des vertus morales ou politiques, j’en ai toujours cru les tableaux trop peu dignes de paraître devant Elle, quand j’ai considéré qu’avec quelque soin que je les pusse choisir dans l’histoire, et quelques ornements dont l’artifice les pût enrichir, elle en voyait de plus grands exemples dans elle-même. Pour rendre les choses proportionnées, il fallait aller à la plus haute espèce, et n’entreprendre pas de rien offrir de cette nature à une reine très chrétienne, et qui l’est beaucoup plus encore par ses actions que par son titre[2], à moins que de lui offrir un portrait des vertus chrétiennes, dont l’amour et la gloire de Dieu formassent les plus beaux traits, et qui rendît les plaisirs qu’elle y pourra prendre aussi propres à exercer sa piété qu’à délasser son esprit. C’est à cette extraordinaire et admirable piété, MADAME, que le France est redevable des bénédictions qu’elle voit tomber sur les premières armes de son roi ; les heureux succès[3]qu’elles ont obtenus en sont les rétributions éclatantes, et des coups du ciel, qui répand abondamment sur tout le royaume les récompenses et les grâces que VOTRE MAJESTÉ a méritées. Notre perte semblait infaillible après celle de notre grand monarque ; tout l’Europe avait déjà pitié de nous, et s’imaginait que nous allions précipiter dans un extrême désordre, parce qu’elle nous voyait dans une extrême désolation : cependant la prudence et les soins de VOTRE MAJESTÉ, les bons conseils[4] qu’elle a pris, es grands courages[5] qu’elle a choisis pour les exécuter, ont agi si puissamment dans tous les besoins de l’État, que cette première année de sa régence a non seulement égalé les plus glorieuses de l’autre règne, mais a même effacé, par la prise de Thionville, le souvenir du malheur[6] qui, devant ses murs, avait interrompu une si longue suite de victoires. Permettez que je me laisse emporter au ravissement que me donne cette pensée, et que je m’écrie dans ce transport :
« Que vous soins, grande Reine, enfantent de miracles !
Bruxelles et Madrid en sont tous interdits ;
Et s notre Apollon me les avait prédits,
J’aurais moi-même osé douter de ses oracles.
*
Sous vos commandements, on force tous obstacles ;
On porte l’épouvante aux cœurs les plus hardis,
Et par des coups d’essai vos États agrandis
Des drapeaux ennemis font d’illustres spectacles.
*
La victoire elle-même accourant à mon roi,
Et mettant à ses pieds Thionville et Rocroi,
Fait retentir ces vers sur les bords de la Seine :
*
France, attends tout d’un règne ouvert en triomphant,
Puisque tu vois déjà les ordres de ta reine
Faire un foudre[7] en tes mains des armes d’un enfant[8].
_ _ _
Il ne faut point douter que des commencements si merveilleux ne soient soutenus par des progrès encore pus étonnants. Dieu ne laisse point ses ouvrages imparfaits : il les achèvera, MADAME, et rendra non seulement la régence de VOTRE MAJESTÉ, mais encore toute sa vie, un enchaînement continuel de prospérités. Ce sont les vœux de toute la France, et ce sont ceux que fait avec plus de zèle
MADAME,
DE VOTRE MAJESTÉ
Le très humble, très obéissant et très fidèle serviteur et sujet.
Corneille.
[1] Anne d’Autriche était d’une très grande piété.
[2] Le roi de France portait le titre de Roi très chrétien.
[3] Victoire de Rocroi, remportée par le duc d’Enghien en mai 1643 et prise de Thionville en août.
[4] Résolutions.
[5] Cœurs.
[6] En 1639, le marquis de Feuquières, assiégeant Thionville, avait été battu et fait prisonnier par les Impériaux.
[7] Au 17e siècle, ce terme peut être masculin ou féminin.
[8] Louis XIV avait cinq ans lors de la première édition de Polyeucte (1643).
* * *