Corneille contre le vraisemblable
Dans son Discours sur l’utilité et les parties du poème dramatique, Corneille écrit :
(Extrait)
« … Il faut que le poète traite son sujet selon le vraisemblable et le nécessaire ; Aristote le dit, et tous ses interprètes répètent les mêmes paroles, qui leur semblent si claires et si intelligibles, qu'aucun d'eux n'a daigné nous dire, non plus que lui, ce que c'est que ce vraisemblable et ce nécessaire. Beaucoup même ont si peu considéré ce dernier mot, qui accompagne toujours l'autre chez ce philosophe, hormis une seule fois, où il parle de la comédie, qu'on en est venu jusqu'à établir une maxime très fausse, qu'il faut que le sujet d'une tragédie soit vraisemblable ; appliquant ainsi aux conditions du sujet la moitié de ce qu'il a dit de la manière de le traiter. Ce n'est pas qu'on ne puisse faire une tragédie d'un sujet purement vraisemblable : il en donne pour exemple La Fleur d'Agathon, où les noms et les choses étaient de pure invention, aussi bien qu'en la comédie ; mais les grands sujets qui remuent fortement les passions, et en opposent l'impétuosité aux lois du devoir ou aux tendresses du sang, doivent toujours aller au-delà du vraisemblable, et ne trouveraient aucune croyance parmi les auditeurs, s'ils n'étaient soutenus, ou par l'autorité de l'histoire qui persuade avec empire, ou par la préoccupation de l'opinion commune qui nous donne ces mêmes auditeurs déjà tout persuadés. Il n'est pas vraisemblable que Médée tue ses enfants, que Clytemnestre assassine son mari, qu'Oreste poignarde sa mère ; mais l'histoire le dit, et la représentation de ces grands crimes ne trouve point d'incrédules. Il n'est ni vrai ni vraisemblable qu'Andromède, exposée à un monstre marin, ait été garantie de ce péril par un cavalier volant, qui avait des ailes aux pieds ; mais c'est une erreur que l'antiquité a reçue, et comme elle l'a transmise jusqu'à nous, personne ne s'en offense quand il la voit sur le théâtre. Il ne serait pas permis toutefois d'inventer sur ces exemples… »
Quelques pistes de lecture
En 1660, le problème de la vraisemblance d’une œuvre théâtrale était d’actualité. La critique répondait oui, Corneille non.
Sa réflexion donne d’abord l’impression d’une analyse objective de la pense d’Aristote. Mais Corneille a pour objectif la défense de ses pièces (Sentiments de l’Académie sur Le Cid[1], 1637). Il est donc à la fois juge et partie.
Il commence par évoquer l’imprécision d’Aristote, chez ses commentateurs et en conclut à la fausseté du principe selon lequel le sujet tragique doit être nécessairement vraisemblable. Dans la seconde partie, il définit ce qu’est selon lui l’essence du tragique (ne parlant que de lui-même : « J’oubliais de vous dire que je ne prends d’exemples que chez moi », écrit-il à l’abbé de Pure). Le véritable sujet tragique doit toujours aller au-delà du vraisemblable. Il prend des exemples dans le théâtre antique mais conclut sur un exemple personnel.
A propos de Médée (1635), Corneille évoque les gens cultivés qui connaissent déjà le déroulement de l’action : elle tue ses enfants. Il suffit ainsi qu’un fait soit attesté par l’histoire ou la légende, qu’il soit en somme considéré comme vrai pour qu’on puisse le porter à la scène. La question de la vraisemblance serait donc une fausse question.
Quant à Andromède (1650), il s’agit d’une « pièce à machines » (qui relève de la fantaisie baroque). Corneille établit que ce cas n’est ni vrai ni vraisemblable et pourtant la légende même peut être supérieur à l’histoire. Il se fait gloire d’avoir pris son sujet dans la mythologie et détaille le caractère étrange de la légende : faits fabuleux, monstre marin, cavalier volant avec des ailes aux pieds. Le fabuleux est accrédité par l’accueil que lui a fait l’Antiquité : en bon classique, il fait appel à la culture du public. La cause est ainsi jugée. Il établit la doctrine de l’invraisemblable vrai.
Notons toutefois qu’il a pris de grandes libertés par rapport à l’histoire dans La Mort de Pompée et Rodogune.
Mais Corneille a l’intuition que la vérité artistique est plus complexe que la vérité de la vie et que le concept de vraisemblance est bien court et relatif. En ce sens, il est proche de Racine.
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