« Connaître sert beaucoup pour inventer. » (Mme de Staël)

Astrate (Philippe Quinault)

Généralités

Philippe Quinault (anonyme, 1670)    D’origine modeste, ayant appris à rimer auprès de Tristan l’Hermite, dont il fut le valet, Quinault (1635-1688) se mit à écrire très tôt pour le théâtre. Son œuvre, féconde et variée, lui valut des succès triomphaux : comédies, tragi-comédies, tragédies et surtout des opéras mis en musique par Lully (Thésée, par exemple).   

   Astrate (1664) fut, comme Timocrate, l’une des tragédies les plus applaudies du siècle. Son intrigue romanesque est représentative d’un théâtre séduisant et galant, voué aux amours nobles, qui satisfaisait les aspirations et fantasmes du public de l’époque.

Résumé

  Dans une Antiquité de convention, une reine de Tyr, Élise, a usurpé le pouvoir en faisant assassiner le roi et deux de ses fils. Mais un troisième, substitué à un enfant du même âge, qu’un noble de la cour, Sichée, venait de perdre, a survécu et grandi sans rien savoir de sa véritable identité. Il s’agit du valeureux Astrate, qui a d’autant moins hésité à consolider par ses exploits guerriers le trône d’Élise qu’il aime passionnément celle-ci. La reine, qui l’aime en retour, a décidé de l’épouser et de le faire régner avec elle.

   Mais la vérité éclate : Astrate apprend qui il est en réalité et des conjurés, décidés à renverser l’usurpatrice, le pressent de se mettre à leur tête. Le jeune homme ne voudra écouter que son amour et ira jusqu’à défendre Élise contre ses propres partisans ; la reine cependant finira par se donner la mort, devant son amour fou de douleur.

Acte IV, scène 3

   Dans cette scène surprenante, dramatique et pathétique, Astrate est forcé de révéler à Élise que l’ennemi juré de la reine, le prince légitime jadis échappé à la mort, c’est lui-même !

ÉLISE

Vous ! ô ciel ! vous, Astrate !

ASTRATE

En vain, pour me flatter[1],

J’ai fait ce que j’ai pu pour tâcher d’en douter.

Sichée[2], en me montrant ce que je frémis d’être,

S’il en eût cru mon cœur, m’eût laissé méconnaître ;

Mais de ce sort affreux, ignoré jusqu’ici,

Il ne m’a, malgré moi, que trop bien éclairci.

Je vois que ce revers comme moi vous accable ;

Que votre âme, à ce coup, n’est pas inébranlable.

ÉLISE

Si j’ai cru l’être, Astrate, et me l’étais promis,

Je ne vous comptais pas parmi mes ennemis.

Je me vantais à tort d’un courage invincible,

D’une âme à la terreur, au trouble inaccessible.

L’ingénieux courroux du Ciel plein de rigueur,

N’a que trop bien trouvé le faible de mon cœur.

J’aurais bravé mon sort, s’il ne m’eût point trompée ;

Je ne m’en gardais pas par où j’en suis frappée.

De ce piège des Dieux, qui se fût défié ?

Mon cœur était, sans doute, assez fortifié

Contre tous les dangers qui menaçaient ma vie ;

Il ne l’était que trop contre un peuple en furie[3],

Contre les Dieux vengeurs, les Destins en courroux ;

Mais il ne l’était pas contre l’Amour et vous.

ASTRATE

De l’Amour et de moi que peut craindre votre âme ?

Contre votre ennemi vous pouvez tout, Madame ;

Vous vouliez le connaître, et je vous l’ai montré ;

Vous cherchiez à le perdre, et je vous l’ai livré :

N’épargnez pas mon sang dans ce malheur extrême ;

Vous en avez besoin, il me pèse à moi-même ;

Il coulera sans peine, et tout vous est permis ;

Il est coupable assez de nous faire ennemis.

Trop heureux, s’il vous laisse en paix au rang suprême...

ÉLISE

Ne me reprochez pas d’aimer le diadème[4].

S’il m’a pu tant coûter d’injustice et de soin,

C’était pour vous l’offrir, l’Amour m’en est témoin.

Je n’ai fait cependant rien qui ne vous trahisse ;

Le Ciel, contre mes vœux, tourne mon injustice ;

Et tout ce que pour vous, j’ai commis de forfaits,

Au lieu de nous unir, nous sépare à jamais.

ASTRATE

Ainsi, Madame, ainsi, pour avoir su vous plaire,

C’est donc moi qui vous fis sacrifier mon père.

Répandre tout le sang qui m’avait animé[5],

Et je fus parricide à force d’être aimé.

ÉLISE

Vous vous justifierez en immolant ma vie ;

Et vous serez innocent quand vous m’aurez punie.

Vous devez vous venger et même me haïr ;

Votre sort vous l’ordonne...

ASTRATE

Eh ! lui puis-je obéir ?

Vous, un objet pour moi de haine et de vengeance !

Et vous me condamnez à cette obéissance !

ÉLISE

J’avouerai ma faiblesse, Astrate, et qu’en effet

J’ai peine à vous presser d’obéir tout à fait

Ne suivez qu’à demi ce devoir trop funeste.

Sauvez[6]-m’en la moitié, je suis d’accord du reste ;

J’y consens sans regret ; vengez-vous ; mais, hélas !

Astrate, s’il se peut, ne me haïssez pas.

ASTRATE

Ah ! J’obéirai trop pour peu que j’obéisse !

Et comment voulez-vous qu’un amant vos punisse ?

Non, non ! Le Ciel veut bien voir trahir son courroux.

Puisqu’il prend un vengeur si faible contre vous :

C’est pour vous épargner qu’en mes mains il vous livre,

Qu’il m’impose un devoir que je ne saurais suivre ;

Et s’il avait voulu vous perdre absolument,

Il ne s’en fierait pas au devoir d’un amant.

ÉLISE

C’est par vous toutefois qu’il veut que je périsse ;

Un oracle[7] l’assure, il faut qu’il s’accomplisse ;

Les Dieux me l’ont trop dit pour en oser douter.

ASTRATE

L’Amour est le Dieu seul qu’il en faut consulter,

Et sa voix dans mon cœur s’expliquant sans obstacle,

Vous répond du contraire et vaut bien votre oracle.

C’est le Dieu qui me touche et me connaît le mieux ;

Fiez-vous plus à lui qu’à tous les autres Dieux.

S’ils menacent par moi vos jours et votre empire,

Ils se sont abusés, j’ose les en dédire :

Je prétends vous sauver en dépit des Destins.

_ _ _

 

 

[1] Tromper en déguisant la vérité.

[2] Celui qu’Astrate croyait être son père.

[3] Le peuple regimbe d’autant plus sous le joug de la reine que le bruit court qu’un fils de son roi légitime a survécu.

[4] Insigne du pouvoir souverain.

[5] Donné la vie.

[6] Évitez.

[7] Un oracle de Jupiter Amon a prédit sa perte à la reine.

Pistes de lecture

1/ On pourrait titrer ce passage « Le triomphe de l’amour », titre d’un opéra de Quinault lui-même. En quoi cette appellation correspond-elle à la scène ? Relever les vers qui consacrent chez les personnages et dans l’intrigue ce triomphe.

2/ Qu’est-ce qui rend la situation aussi étonnante, voire invraisemblable, que dramatique ?

3/ Qu’est-ce qui empêche ces amants, plongés dans une situation « cornélienne », d’être des héros « cornéliens », justement ?

4/ Peut-on parler d’un authentique tragique ?

5/ Le procès de Quinault. Certains de ses contemporains, Boileau entre autres, critiquèrent les fades « tendresses » du dramaturge. À quoi peut tenir toutefois la grandeur de ses personnages ?

6/ Étude comparée : Quinault et Racine

   Astrate annonce à sa manière Athalie. Quels sont les points communs entre ces deux pièces ? Pourquoi Athalie seule est-elle une « grande tragédie » ? En somme, pourquoi le secret du tragique semble-t-il absent de la première ?

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