Andromaque
Représentations d’Andromaque
Andromaque, la troisième tragédie de Racine, fut représentée pour la première fois devant la cour, dans l’appartement de la reine, le 17 novembre 1667. La première représentation publique eut lieu le lendemain 18 novembre à l’hôtel de Bourgogne. Les principaux rôles étaient tenus par Floridor[1] (Pyrrhus), Montfleury[2] (Oreste), Mlle du Parc[3] (Andromaque), Mlle des Œillets[4] (Hermione).
La pièce eut un succès considérable. Pourtant elle suscita, de la part des rivaux de Racine et notamment des partisans de Corneille, de vives critiques, qui se trouvent, pour la plupart, rassemblés dans une comédie en trois actes de Subligny[5], La Folle Querelle, représentée par la troupe de Molière le 18 mai 1668. Bien des critiques de Subligny semblent mesquines et peu fondées ; certaine s cependant, relatives au style, sont assez judicieuses, et Racine en fit son profit. Par la suite, le succès d’Andromaque ne s’est jamais démenti.
[1] Floridor (Josias de Soulas, dit), né à Brive en 1608, passait pour le meilleur acteur de son temps. Il quitta le théâtre en 1671 et mourut à Paris en 1672.
[2] Montfleury (Zacharie Jacob, dit), né en Anjou vers 1600, avait un jeu très violent ; il prenait « un ton démoniaque », dit Molière, qui dans L’Impromptu de Versailles, s’est moqué de son jeu outré et de son énorme embonpoint. Oreste fut sa dernière création ; il mourut le 31 décembre 1667. On attribua sa mort aux efforts qu’il aurait faits dans les fureurs d’Oreste.
[3] Mlle du Parc, qui avait appartenu d’abord à la troupe de Molière, avait quitté le Palais-Royal pour l’hôtel de Bourgogne à Pâques 1667 sur les instances de Racine. Elle devait mourir en 1668.
[4] Mlle des Œillets avait alors 46 ans. Pas très belle, elle excellait dans les rôles tragiques.
[5] Perdon de Subligny (1636-1696), avocat au Parlement, est en outre l’auteur d’une comédie, Le Désespoir extravagant (1670) et d’une satire des romans de Mlle de Scudéry, La Fausse Clélie (1670). Réconcilié avec Racine, il prit la défense de Bérénice et publia en 1677 une Dissertation sur les tragédies de Phèdre et d’Hippolyte.
Caractères féminins
Andromaque (veuve d’Hector, captive de Pyrrhus ; sa confidente est Céphise)
C’est une mère aimante, prête pour son enfant, à sacrifier sa liberté et sa vie, mais non son honneur qui lui commande de rester fidèle à la mémoire d’Hector. Elle est néanmoins très femme, comme en témoigne sa conduite envers Pyrrhus. Sans se départir de sa dignité un peu hautaine, elle sait colorer ses refus de prétextes adroits, et si elle a soin de toujours dresser l’image de son époux entre elle et Pyrrhus lorsque celui-ci devient trop pressant, elle sait cependant faire naître au besoin un espoir par des paroles spécieuses. D’ailleurs, cette femme qui semble faible et n’avoir d’autres armes que ses pleurs, trouve, quand il faut, une énergie résolue, sans grandiloquence toutefois.
Hermione (fille d’Hélène, fiancée à Pyrrhus ; sa confidente est Cléone)
La légende fournissait à Racine les traits principaux de la figure d’Andromaque. Mais celle d’Hermione peut être considérée comme une véritable création. L’Hermione d’Euripide était une épouse acariâtre et vindicative, jalouse moins par amour que par orgueil, celle de Racine est une jeune princesse éprise de Pyrrhus avant de le connaître, qui en a fait le prince charmant de ses rêves ; elle croit naïvement être aimée parce qu’elle aime ; cruellement déçue dans ses espoirs, elle se venge avec la frénésie d’une enfant rageuse qui brise le jouet qu’elle ne peut avoir, quitte à en être ensuite désespérée. Elle est certes hautaine, orgueilleuse, violente, maladroite et par là antipathique ; mais elle garde malgré tout ce fond de naïveté qui, à défaut de sympathie, lui vaut un peu de commisération. Inconséquente, elle va d’un extrême à l’autre, incapable de savoir ce qu’elle veut. Egale à Roxane ou à Phèdre pour l’intensité et l’emportement de la passion, elle s’en distingue par quelque chose de juvénile et d’inexpérimenté.
Notes : L’édition de 1668 orthographiait Hermionne et Cléonne.
Problème de la liberté dans Andromaque (Racine)
Le succès d’Andromaque (1667) fut aussi éclatant que celui du Cid en son temps, en dépit d’une cabale. Perrault dit qu'Andromaque "fit le même bruit à peu près que le Cid". Racine y démystifie la guerre et l’amour et nous livre une peinture sans complaisance de la passion et de ses excès, sans doute aussi de la solitude des êtres.
L’acte libre n’est pas nécessairement un choix entre deux termes d’un dilemme. Il peut apparaître comme une solution originale aux problèmes posés par la situation où l’on se trouve et l’acte libre tend alors à se confondre avec l’acte intelligent.
Andromaque est prise dans un cruel dilemme. Ou bien pour sauver la vie de son jeune fils Astyanax, elle épouse Pyrrhus et trahit, croit-elle, sa fidélité à la mémoire d’Hector, ou bien elle n’épouse pas Pyrrhus, reste fidèle au souvenir d’Hector, mais Pyrrhus sacrifie Astyanax. Que va-t-elle décider ? Il n’est pas question de mesurer la force « amour conjugal » et le force « amour maternel » pour en calculer une résultante. Mais la décision d’Andromaque n’est pas davantage une pure création, étrangère à tout motif. En fait, Andromaque décide d’épouser Pyrrhus (lié par sa promesse, il assurera l’éducation d’Astyanax) mais de se donner la mort tout de suite après la cérémonie nuptiale. Cette solution, tragique, mais réfléchie, ce stratagème habile, est un acte libre parce que c’est une initiative méditée d’avance et intelligente ; mais ce n’est pas un acte indéterminé, étranger à tout motif [1]. Ce n’est même pas un acte absolument imprévisible car la solution d’Andromaque est une des solutions possibles.
Relisons donc la scène 1 de l'acte IV où Andromaque confie son fils à sa confidente Céphise qui vient de déclarer qu’elle ne lui survivrait pas. Andromaque plaide sa cause :
« Je confie à tes soins mon unique trésor :
Si tu vivais pour moi, vis pour le fils d’Hector.
De l’espoir des Troyens seule dépositaire,
Songe à combien de rois tu deviens nécessaire.
Veille auprès de Pyrrhus ; fais-lui garder sa foi[1] :
S’il le fait, je consens qu’on lui parle de moi.
Fais-lui valoir l’hymen où je me suis rangée ;
Dis-lui qu’avant ma mort je lui fus engagée,
Que ses ressentiments doivent être effacés,
Qu’en lui laissant mon fils, c’est l’estimer assez.
Fais connaître à mon fils les héros de sa race.
Dis-lui par quels exploits leurs noms ont éclaté,
Plutôt ce qu’ils ont fait que ce qu’ils ont été ;
Parle-lui tous les jours des vertus de son père ;
Et quelquefois aussi parle-lui de sa mère.
Mais qu’il ne songe plus, Céphise, à nous venger :
Nous lui laissons un maître, il doit le ménager.
Qu’il ait de ses aïeux un souvenir modeste :
Il est du sang d’Hector, mais il en est le reste ;
Et pour ce reste enfin j’ai moi-même en un jour
Sacrifié mon sang, ma haine et mon amour. »
[1] Tenir sa promesse de sauver son fils si elle l’épouse.
« Je confie à tes soins mon unique trésor :
Si tu vivais pour moi, vis pour le fils d’Hector.
De l’espoir des Troyens seule dépositaire,
Songe à combien de rois tu deviens nécessaire.
Veille auprès de Pyrrhus ; fais-lui garder sa foi :
S’il le fait, je consens qu’on lui parle de moi.
Fais-lui valoir l’hymen où je me suis rangée ;
Dis-lui qu’avant ma mort je lui fus engagée,
Que ses ressentiments doivent être effacés,
Qu’en lui laissant mon fils, c’est l’estimer assez.
Fais connaître à mon fils les héros de sa race.
Dis-lui par quels exploits leurs noms ont éclaté,
Plutôt ce qu’ils ont fait que ce qu’ils ont été ;
Parle-lui tous les jours des vertus de son père ;
Et quelquefois aussi parle-lui de sa mère.
Mais qu’il ne songe plus, Céphise, à nous venger :
Nous lui laissons un maître, il doit le ménager.
Qu’il ait de ses aïeux un souvenir modeste :
Il est du sang d’Hector, mais il en est le reste ;
Et pour ce reste enfin j’ai moi-même en un jour
Sacrifié mon sang, ma haine et mon amour. »
Dans le Pertharite de Corneille, on trouve une situation analogue à celle d’Andromaque, avec une solution différente. Rodelinde ne peut conserver la couronne et la vie à son fils qu’à condition d’épouser Grimoald. Elle résout le problème tout autrement qu’Andromaque puisqu’elle accepte d’épouser Grimoald et lui demande des sacrifier son fils. Mais si cette attitude est tout à fait folle il faut bien se garder d’y voir l’expression d’un libre-arbitre gratuit. En fait, c’est par orgueil que Rodelinde veut éviter le marché, échapper aux conditions du vainqueur en acceptant à la fois de perdre son fils et de sacrifier sa fidélité au souvenir de l’époux.
Remarque
Racine, dans sa Préface d'Andromaque (1668) écrit : « ... Et Aristote, bien éloigné de nous demander des héros parfaits, veut au contraire que les personnages tragiques, c'est-à-dire ceux dont le malheur fait la catastrophe de la tragédie, ne soient ni tout à fait bons, ni tout à fait méchants. Il ne veut pas qu'ils soient extrêmement bons, parce que la punition d'un homme de bien exciterait plutôt l'indignation que la pitié du spectateur ; ni qu'ils soient méchants avec excès, parce qu'on n'a point pitié d'un scélérat... »
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Notes
[1] Un motif désigne une détermination consciente et plus rationnelle qu’un mobile, relevant davantage d’une impulsion passionnelle, irréfléchie.
Andromaque et l'Éros racinien
Pistes de lecture
1) L’enchaînement des amours contrariés
- Oreste
- aime Hermione
- qui aime Pyrrhus
- qui aime Andromaque
- qui n’aime que le souvenir d’Hector.
Oscillations des cœurs, va-et-vient des personnages, revirements psychologiques dont on peut dresser le schéma.
2) Tragédie romanesque
On peut se demander en quoi l’action, les personnages, les sentiments et les comportements évoquaient pour les spectateurs d’alors le climat des romans qu’ils affectionnaient (voir La Princesse de Clèves, Le Grand Cyrus, L’Astrée).
De ce point de vue, on peut étudier particulièrement le rôle d’Oreste et son passage du registre romanesque au tragique. Racine écrit ironiquement dans sa première Préface : « Pyrrhus n’avait pas lu de romans. » Cependant, en quoi peut-on le rapprocher de Céladon ?
3) Fureur et passion
- Souffrances de l’amour : Acte I, scène 1
- Amour-haine : Acte II, scène 1
- Chantage et sadisme : Acte I, scène 4 ; acte IV, scène 3
- Vengeance : Acte IV, scène 4 (HERMIONE : "Chère Cléone cours : ma vengeance est perdue / S'il ignore en mourant que c'est moi qui le tue.")
- Conflits et heurts : Acte III, scène ( ; Acte IV, scène 5)
- Délires, meurtre et suicide : Acte V
On peut se demander en quoi ces composantes de l’amour racinien font d’Andromaque un « drame brutal de l’instinct » et en quoi la psychologie racinienne de l’amour est une véritable « révolution ».
On peut réfléchir sur les sujets suivants :
- "Dans ce drame aucun personnage, Andromaque exceptée, n'est son propre maître. Rien ne se passe dans leur coeur qui naisse de ce coeur lui-même ; c'est toujours dans l'âme d'un autre qu'est le ressort qui les fait mouvoir."
- Après l'immense succès d'Andromaque, les ennemis de Racine ont dit en substance que Racine savait peindre l'amour mais qu'il ne peindrait jamais autre chose.
Monologue d'Hermione (Acte V, scène 1)
Oreste [1], l’ambassadeur grec joue un double jeu : il est venu en Épire surtout pour ramener avec lui – et enlever s’il le faut – Hermione [2], qu’il aime passionnément. Mais elle aime Pyrrhus [3] qui l’aurait épousée s’il n’était tombé amoureux d’Andromaque [4]. Celle-ci lui cède enfin, victime du chantage exercé sur la vie de son fils, Astyanax. Hermione, folle de jalousie, annonce à Oreste qu’elle le suivra à condition qu’il tue Pyrrhus. La voici donc errant dans le palais, attendant que soit porté le coup fatal.
ACTE V, Scène I
HERMIONE, seule.
« Où suis-je ? Qu’ai-je fait ? Que dois-je faire encore ?
Quel transport me saisit ? Quel chagrin me dévore ?
Errante et sans dessein je cours dans ce palais.
Ah ! ne puis-je savoir si j’aime ou si je hais ?
Le cruel ! de quel œil il m’a congédiée !
Sans pitié, sans douleur au moins étudiée [5] !
L’ai-je vu se troubler et me plaindre un moment ?
En ai-je pu tirer un seul gémissement ?
Muet à mes soupirs, tranquille à mes alarmes,
Semblait-il seulement qu’il eût part à mes larmes ?
Et je le plains encore ! Et pour comble d’ennui,
Mon cœur, mon lâche cœur s’intéresse [6] pour lui !
Je tremble au seul penser du coup qui le menace ?
Et prête à me venger, je lui fais déjà grâce ?
Non, ne révoquons point l’arrêt de mon courroux :
Qu’il périsse. Aussi bien il ne vit plus pour nous.
Le perfide triomphe, et se rit de ma rage :
Il pense voir en pleurs dissiper [7] cet orage ;
Il croit que toujours faible et d’un cœur incertain,
Je parerai d’un bras les coups de l’autre main.
Il juge encor de moi par mes bontés passées.
Mais plutôt le Perfide a bien d’autres pensées :
Triomphant dans le Temple, il ne s’informe pas
Si l’on souhaite ailleurs sa vie ou son trépas.
Il me laisse, l’Ingrat ! cet embarras funeste.
Non, non encore un coup, laissons agir Oreste.
Qu’il meure, puis qu’enfin il a dû le prévoir,
£t puis qu’il m’a forcée enfin à le vouloir.
A le vouloir ? Hé quoi ? C’est donc moi qui l’ordonne ?
Sa mort sera l’effet de l’amour d’Hermione ?
Ce Prince, dont mon cœur se faisait autrefois,
Avec tant de plaisir, redire les exploits,
A qui même en secret je m’étais destinée,
Avant qu’on eût conclu ce fatal hyménée,
Je n’ai donc traversé tant de mers, tant d’États,
Que pour venir si loin préparer fon trépas,
L’assassiner, le perdre ? Ah ? devant qu’il expire… »
Hélas, il est trop tard ! Pyrrhus a succombé sous les coups d’Oreste. Il lui en fait le récit, elle éclate en violentes imprécations, le bannit de sa présence et court se suicider. Oreste devient fou.
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Notes
[1] Fils d’Agamemnon.
[2] Fille d’Hélène et de Ménélas.
[3] Le roi d’Épire, qui tient captif Andromaque et veut l’épouser.
[4] Veuve d’Hector.
[5] Simulée.
[6] Prend parti.
[7] Se dissiper.
Règle des trois unités et des bienséances dans Andromaque
1. L’unité de temps
En choisissant l’amour comme ressort principal de ses pièces, Racine peut mettre en œuvre une passion assez vive pour aboutir, en quelques heures, au meurtre, à la folie et au suicide. Un événement se produit qui génère une crise exigeant un dénouement rapide. L’urgence, ici, est provoquée par l’arrivée de l’envoyé des Grecs, Oreste, qui vient réclamer Astyanax. En donnant autant d’importance à l’amour, Racine propose une étrange cour où l’on n’entend jamais parler des affaires de l’État ; un ambassadeur par amour ne travaille qu’à faire échouer sa mission et le souverain, tout en invoquant le droit et la politique, ne trompe personne : quelques instants plus tard, il revient sur sa réponse sans explication.
Le spectateur du 17e siècle, habitué au romanesque, n’est pas choqué, ce qui a permis à Racine d’utiliser l’amour comme il l’a fait. D’ailleurs, il avait sous les yeux une haute société que les Bourbons avaient condamnée à une oisiveté dorée et qui, entre les campagnes militaires de la belle saison, n’avait plus que deux occupations, la chasse et la galanterie.
Toutefois, par la suite, Racine tentera de remédier aux inconvénients de la tragédie purement amoureuse : Titus et Mithridate sont des monarques plus sérieux que Pyrrhus.
Mais, d’une manière générale, Racine restera fidèle à son procédé amoureux, très commode pour observer l’unité de temps.
2. L’unité de lieu
Racine a eu plus de peine à se fier à l’unité de lieu. La disposition des logis aristocratiques du 17e siècle aide peut-être à comprendre que les contemporains n’aient pas été choqués si les divers personnages se rencontrent au même point d’une demeure, devenue en somme « un palais à volonté ». En effet, depuis 1650, les architectes organisent les appartements autour d’une ou deux pièces, sans affectation déterminée, qui constituent une sorte d’espace neutre et par où il est à peu près obligatoire de passer quand on va d’une chambre à l’autre, faute de corridors et de galeries. Même dans le palais que Louis XIV allait se faire bâtir à Versailles à partir de 1668, il y aura des antichambres et des salles à plusieurs usages, les seules à permettre la communication entre les diverses parties du château : le salon d’Hercule, la salle du Conseil et l’Œil-de-bœuf avant la construction de la Grande Galerie (dite Galerie des Glaces). Les spectateurs voyaient donc sans étonnement les personnages se chercher ou se rencontrer malgré eux dans le lieu figuré sur le théâtre.
On ne sait dans quel décor Andromaque fut jouée en 1667. Le Mémoire de Mahelot nous apprend qu’en 1680 la scène représentait un portique d’où l‘on apercevait la mer et le port. Mais s’il en avait été ainsi dès 1667, Racine n’aurait pas indiqué dans la première édition (1668) « dans une salle du palais de Pyrrhus ». Lorsqu’il écrivait sa tragédie, Racine pensait qu’elle se déroulerait dans cet espace neutre du palais où Oreste attend d’être reçu par le roi, où celui-ci donne audience à l’ambassadeur, où Andromaque est contrainte de passer pour aller embrasser Astyanax, où Hermione ne peut éviter de rencontrer Andromaque et où elle est bien obligée de faire venir l’envoyé de son père si elle répugne à le faire introduire dans son appartement. Les contemporains n’ont vu qu’une invraisemblance causée par l’unité de lieu, celle de la scène 4 de l’acte II : un roi ne cherche pas un ambassadeur, il le convoque auprès de lui.
Les héros sont en sécurité dans cette salle puisque les bienséances (cf. infra) interdisent de faire couler le sang sur scène. Au-delà règnent les « détours obscurs » du palais que Racine semble imaginer d’après ce qu’un homme de son temps pouvait savoir de la Maison dorée de Néron ou de la villa d’Hadrien. C’est un dédale hanté par l’épouvante et les périls : sans que la sortie de Pyrrhus, à la fin de l’acte IV, soit aussi tragique que celle de Bajazet, tout le monde, y compris lui-même, sait qu’il va vers la mort. Au-delà encore, comme presque toujours chez Racine, commence la mer, qui est dans Andromaque le libre espace où les héros, à l’exception de Pyrrhus, mais y compris peut-être Hermione, trouveront la délivrance, si du moins ils l’atteignent. On peut remarquer que le portique de 1680, qui semble faire prévoir la construction du Grand Trianon, où une colonnade ouverte relie les deux ailes de l’édifice, était bien fait pour servir de cadre à l’œuvre.
3. L’unité d’action
En dépit des apparences, l’unité d’action est formellement respectée dans cette tragédie : Pyrrhus épousera-t-il Andromaque ? Il doit vaincre deux types de résistance : pendant les trois premiers actes, les difficultés viennent d’Andromaque et, pendant les deux derniers, elles viennent d’Hermione, en sorte que la veuve d’Hector ne reparaît plus après la scène 1 de l’acte IV.
Un protagoniste se retire donc du jeu avant la fin. Dans la cadre du classicisme, c’est probablement une erreur de Racine car Andromaque n’est plus ce cercle dramatique unique d’où l’on ne peut sortir. L’essentiel en effet est que le spectateur se pose la même question jusqu’au dénouement. On ne saurait trouver un mot, une phrase, qui n’ait pour dessein de hâter, ou, au contraire, de retarder ce mariage. Plus encore qu’une unité d’action étroitement conçue, Racine veut que ses personnages soient emportés par un mouvement dramatique sans rémission, du début à la fin de la tragédie. Une tension aussi constante explique pourquoi Andromaque donne le sentiment d’être coquette envers Pyrrhus : ses pleurs et ses plaintes ne sont jamais de simples émanations de sa détresse, ils ne sont jamais gratuits, mais recèlent toujours l’intention de fléchir Pyrrhus. De ce fait, le personnage prend un air ambigu ; nous sommes confirmés dans ce sentiment quand, après la mort de Pyrrhus, cette Andromaque gémissante montre du sang-froid, de l’énergie, de la promptitude à se décider et à agir. La rigueur dramatique de Racine le condamnait lorsqu’il créait une tendre victime come Junie, Monime ou Iphigénie, à la créer à la fois tendre et fort habile à se défendre par ses larmes, au point que Péguy a pu voir de la cruauté chez Iphigénie. Mais ces jeunes filles, innocentes et rusées à la fois, n’auront jamais la forte personnalité d’Andromaque. Il est du reste certain que cette nécessité de parler toujours utilement met l’authenticité d’une telle héroïne hors de la portée du spectateur. Que pense vraiment Andromaque ? Qui est la vraie Andromaque tant que Pyrrhus n’est pas mort ?...
4. La règle des bienséances
Racine n’a aucune peine à faire mourir Pyrrhus et Hermione dans les coulisses. Il a pris toutes les précautions pour ne choquer personne : le dérèglement des passions est puni à la fin par la mort ou la démence, tandis que la vertueuse Andromaque monte sur le trône d’Épire. Seule, la nécessité de ne pas mettre l’adultère en scène l’a gêné. Une règle bien contraignante à l’époque puisque Néron, Roxane et Pharnace ne parlent jamais que d’épouser, ce qui est surprenant de la part des deux premiers, et il n’est pas jusqu’à Phèdre qui n’attende la mort de Thésée pour avouer un amour qu’elle juge d’ailleurs incestueux.
Dans Andromaque, Hermione ne peut plus être mariée comme dans la légende antique : l’amour du roi pour Andromaque et celui d’Oreste pour Hermione ne pourraient plus avoir le mariage pour dessein. Pourtant, il est absolument nécessaire qu’en épousant Andromaque, Pyrrhus soit parjure : la décision d’épouser une Troyenne n’est déchirante pour lui que s’il viole par là un serment, car le personnage et conçu de telle sorte que ni la colère des Grecs ni la douleur d’Hermione ne peuvent l’arrêter. Mais qu’a donc juré Pyrrhus à Hermione ? On entrevoit que les fiançailles sont un engagement irrévocable, sanctionné par un acte religieux. En outre, Racine explique péniblement par la bouche de Pyrrhus, à la scène 5 de l’acte IV, qu’il y a eu aussi, si nous comprenons bien, une sorte d’acte politique conclu par l’entremise d’ambassadeurs, ratifié par Pyrrhus. Racine s’autorise évidemment de l’usage des cours au 17e siècle pour les mariages princiers ; mais les liens qui unissent Pyrrhus et Hermione ne sont pas clairs.
Sources de ce chapitre : Andromaque, Nouveaux Classiques Larousse, 1959, notes de Bernard Lalande.
Andromaque, un mythe pour Baudelaire : « Le Cygne »
Andromaque est une figure légendaire qui apparaît dans l’Iliade, l’Andromaque et Les Troyennes d’Euripide, l’Énéide de Virgile (Chant IV) et dans l’Andromaque de Racine. Idéalisée, elle devient symbole et mythe dans ce poème de Baudelaire (Les Feurs du Mal, Tableaux parisiens). Et le cygne devient le symbole de tous les exilés et blessés de la vie, de ceux qui ont la nostalgie d'une patrie idéale. Dans la deuxième édition des Fleurs du Mal, Baudelaire dédie ce poème à Victor Hugo, exilé à Guernesey.
Andromaque, après la chute de Troie, est exilée en Épire. Comme elle, Baudelaire se sent exilé en ce monde moderne où Paris est en pleine reconstruction.
Le poète de la « modernité » - quel paradoxe ! - se laisse aller à la nostalgie des souvenirs, s'adressant aux exilés et aux blessés de la vie, en quête d'une patrie idéale, dont il fait du cygne le vibrant symbole.
Le cygne
A Victor Hugo.
I
« Andromaque, je pense à vous ! - Ce petit fleuve (1),
Pauvre et triste miroir où jadis resplendit
L'immense majesté de vos douleurs de veuve (2),
Ce Simoïs menteur (3) qui par vos pleurs grandit,
*
A fécondé soudain ma mémoire fertile,
Comme je traversais le nouveau Carrousel (4).
- Le vieux Paris n'est plus (la forme d'une ville
Change plus vite, hélas ! que le cœur d'un mortel) ;
*
Je ne vois qu'en esprit, tout ce camp de baraques,
Ces tas de chapiteaux ébauchés et de fûts,
Les herbes, les gros blocs verdis par l'eau des flaques,
Et, brillant aux carreaux, le bric-à-brac confus.
*
Là s'étalait jadis une ménagerie ;
Là je vis, un matin, à l'heure où sous les cieux
Froids et clairs le Travail s'éveille, où la voirie
Pousse un sombre ouragan dans l'air silencieux,
*
Un cygne qui s'était évadé de sa cage,
Et, de ses pieds palmés frottant le pavé sec,
Sur le sol raboteux traînait son blanc plumage.
Près d'un ruisseau sans eau la bête ouvrant le bec
*
Baignait nerveusement ses ailes dans la poudre,
Et disait, le cœur plein de son beau lac natal :
« Eau, quand donc pleuvras-tu ? quand tonneras-tu, foudre ? »
Je vois ce malheureux, mythe étrange et fatal,
*
Vers le ciel quelquefois, comme l'homme d'Ovide,
Vers le ciel ironique et cruellement bleu,
Sur son cou convulsif tendant sa tête avide,
Comme s'il adressait des reproches à Dieu !
II
Paris change ! mais rien dans ma mélancolie
N'a bougé ! palais neufs, échafaudages, blocs,
Vieux faubourgs, tout pour moi devient allégorie (5),
Et mes chers souvenirs sont plus lourds que des rocs.
*
Aussi devant ce Louvre une image m'opprime (6) :
Je pense à mon grand cygne, avec ses gestes fous,
Comme les exilés (7), ridicule et sublime (8),
Et rongé d'un, désir sans trêve ! et puis à vous,
*
Andromaque, des bras d'un grand époux tombée (9),
Vil bétail, sous la main du superbe Pyrrhus (10),
Auprès d'un tombeau vide (11) en extase courbée ;
Veuve d'Hector, hélas ! et femme d'Hélénus (12) !
*
Je pense à la négresse (13), amaigrie et phtisique,
Piétinant dans la boue, et cherchant, l'œil hagard,
Les cocotiers absents de la superbe Afrique
Derrière la muraille immense du brouillard (14) ;
*
À quiconque a perdu ce qui ne se retrouve
Jamais, jamais ! à ceux qui s'abreuvent de pleurs (15)
Et tètent la douleur comme une bonne louve (16) !
Aux maigres orphelins séchant comme des fleurs !
*
Ainsi dans la forêt (17) où mon esprit s'exile
Un vieux Souvenir sonne à plein souffle du cor (18) !
Je pense aux matelots oubliés dans une île,
Aux captifs, aux vaincus !... à bien d'autres encor (19) !
_ _ _
Notes
(1) Le Simoïs, fleuve de la région de Troie, qu'Andromaque captive de Pyrrhus , en Epire, avait reproduit artificiellement pour retrouver l'image de la patrie perdue (cf. Enéide, III, 295 sq.)
(2) Cf. vers 20
(3) Virgile (Enéide, III, 302) présente Andromaque "sur les bords d'un faux Simoïs" (falsi Simoentis ad undam).
(4) Esplanade que le Second Empire était en train d'établir entre le Louvre et les Tuileries, en démolissant les vieilles maisons.
(5) Sens symbolique.
(6) M'accable de son poids.
(7) Ce cygne privé d'eau avait "le coeur plein de son beau lac natal".
(8) Deux adjectifs à expliquer.
(9) C'est l'expression même de Virgile : dejectam conjuge tanto.
(10) Fils d'Achille.
(11) Le cénotaphe qu'elle avait élevé à la mémoire d'Hector.
(12) La veuve d'Hector avait épousé le devin Hélénus, fils de Priam, et esclave comme elle.
(13) Victime du mirage de Paris.
(14) Image à étudier.
(15) Sentiment et ton ?
(16) Cf. la louve romaine allaitant Romulus et Rémus.
(17) La forêt des songes et des souvenirs.
(18) Cf. "Un appel de chasseurs perdus dans les grands bois !" ("Les Phares", vers 36)
(19) Interpréter l'allusion.
Andromaque, Racine et Baudelaire
Roberto Calasso, quant à lui, écrit :
« L’élément matériel sur lequel appuyer la vie spirituelle, c’était pour la tragédie racinienne cette forme de la société humaine qui s’appelle la vie de cour, cette concentration des valeurs, de la beauté, de l’être d’un pays en un petit espace, autour d‘un roi, tout ce qui arrive à sa perfection dans les vingt premières années du règne personnel de Louis XIV. Or, Paris, comme capitale, tient au dix-neuvième siècle en Europe et dans le monde la même place que la cour de de Louis XIV au dix-septième siècle. » Paris comme l’équivalent moderne de Versailles : cette intuition de Thibaudet est le présupposé du titre de Walter Benjamin : Paris, capitale du 19e siècle. Et le fondement de l’affinité profonde entre Baudelaire et Racine, que nous ressentons continuellement dans la musique de leurs alexandrins, mais qu’il n’est pas facile de saisir. Pour Racine, l’humanité devait être observée de l’intérieur de la cour de Versailles, parce que ce lieu, justement à cause de son caractère artificiel (qui était celui de tous les cadres), exaltait l’évidence des passions, placées sous une loupe prodigieuse. Baudelaire a vécu à Paris comme un courtisan prisonnier de Versailles. Tout ce dont il écrivait supposait un sol préparé et longuement macéré, le seul qui n’accordât pas d’évasions, sinon illusoires. Le paris de Baudelaire est le chaos à l’intérieur d’u cadre.» [...] Tout ce qui a lieu à l’intérieur du cadre exalte les éléments qui y sont circonscrits, les oblige à s’hybrider dans des combinaisons jamais expérimentées. C’est ainsi que naît le nouveau. C’est ainsi qu’il arrive que le pur changement de la « forme d’une ville » ouvre grand un gouffre dans la mémoire qui permet de rejoindre, en un instant, la prisonnière Andromaque pendant qu’elle contemple, désolée, Troie rebâtie en miniature à Buthrote, lieu du désir vain, qui « a fécondé soudain ma mémoire fertile » - dit Baudelaire – au moment où il traverse « le nouveau Carrousel ». Et Andromaque n’a rien des accoutrements d’époque qui accompagnaient d’habitude l’évocation des noms de l’histoire, mais elle apparaît avec la même immédiateté que celle d’une « négresse, amaigrie et phtisique, piétinant dans la boue, et cherchant, l’œil hagard, les cocotiers absents de la superbe Afrique derrière la muraille immense du brouillard. » Si ces vers magnifiques sont disposés – comme ici – en prose, dans un discours continu, qui n’est même pas scandé par les majuscules au début du vers, ils révèlent plus clairement encore ce qui se trouve derrière les deux figures : la perte, une perte irrémédiable, qui sait devenir lancinante seulement pour qui erre dans la grande ville. Aucun scénario de la nature n’aurait su attiser – ni non plu soulager – une peine si aiguë, qui ne s’attend pas à être guérie.
Si l’on demandait quel est le premier poème de Baudelaire qui vient à l’esprit, beaucoup diraient Le Cygne. Il serait difficile de leur donner tort. L’intersection et la collision de plans lointains et disparates, dans la mémoire et dans la perception, est quelque chose qui ne se dessine en littérature qu’avec Baudelaire – et qui ne se présentera plus après lui avec un tel pathos et à l’intérieur d’un cadre formel si antique.
Le début est brûlant : « Andromaque, je pense à vous ! » Andromaque n’est pas le nom de l’aimée, même si elle est invoquée avec tant de soudaineté et d’intimité. C’est un personnage épique, elle a des milliers d’années. Et elle n’est même pas l’Andromaque de Racine ni même d’Homère. Elle n’est que l’Andromaque d’un épisode mineur de l’Énéide, que presque tout le monde a oublié. Elle est la femme qui a été passée d’un homme à l’autre comme du « vil bétail », après être « des bras d’un grand époux tombée », Hector. Et elle vit maintenant en terre étrangère, terre d’ennemis, l’Épire. Autour d’elle, un simulacre minuscule de Troie, qui devrai atténuer et qui, au contraire, exaspère la douleur ressentie pour Troie incendiée et disparue.
Mais personne désormais ne pense plus à Andromaque. Sauf Baudelaire cependant au moment où il traverse le nouveau Carrousel. Le lecteur d’aujourd’hui ne peut pas évaluer l’implication dramatique de ces mots. Aujourd’hui, l’endroit indiqué par Baudelaire est une voie de circulation rapide pour le trafic [...] Autrefois, il pullulait là une toute autre vie... »
Plus loin, Calasso poursuit ainsi :
« Il est naturel de se demander pourquoi Andromaque – celle de l’Énéide – était si présente, si familière et presque consanguine pour Baudelaire. Fréquentait-il Virgile avec tant d’assiduité ? Il ne semble pas [...] Mais il y avait une autre ombre qui s’interposait entre Baudelaire et Andromaque. Quelqu’un avec qui, plus les années passaient, plus Baudelaire se sentait proche : le créateur de « la grande école de la mélancolie », « le grand seigneur assez grand pour être cynique », « le grand gentilhomme des décadences » [...], enfin, « le père du dandysme, Chateaubriand... C’était dans quelques lignes du Génie du christianisme, plutôt que chez Virgile, que Baudelaire avait rencontré Andromaque : « Andromaque donne le nom du Simoïs à un ruisseau ; et quelle touchante vérité dans ce petit ruisseau qui retrace un grand fleuve de la terre natale ! Loin des bords qui nous ont vus naître, la nature est comme diminuée, et ne nous paraît plus que l’ombre de celle que nous avons perdue. » Pour Baudelaire, cette dernière phrase fut décisive. Ce qui est absent, ce qui a disparu – tout le passé, donc – est confié à une inexistence inguérissable. Mais ce qui existe est condamné à n’en être qu’une version diminuée, qui a déjà perdu quelque chose de sa couleur. Les conséquences de ce paradoxe de l’absence sont inépuisables. Chateaubriand l’avait formulé, mais en l’appliquant à l’ « instinct de la patrie », qui n’est qu’une des nombreuses applications de ce paradoxe. Baudelaire, avec son antenne métaphysique, en avait tiré toutes les conséquences désespérantes. Et c’est ainsi qu’il écrivit Le Cygne. »
_ _ _ Fin de citation
Sources : La Folie Baudelaire, Roberto Calasso, Gallimard, 2011.
Andromaque chrétienne ? (thèse de Chateaubriand)
Dans la deuxième partie du Génie du christianisme (1802), Chateaubriand cherche à démontrer que les œuvres des écrivains chrétiens ne sont pas inférieures à celles des Anciens. Selon lui, ils ont mieux décrit les époux, le père, la mère, le fils, la fille, le prêtre et le guerrier. D’autre part, « le christianisme a changé les rapports des passions en changeant les bases du vice et de la vertu » et les conflits qu’il éveille conduisent à des analyses plus profondes (Phèdre). Le christianisme est lui-même une passion qui « fournit des trésors immenses au poète » (Polyeucte, « cette querelle immense entre les amours de la terre et les amours du ciel »). Enfin, il est à l’origine de la mélancolie moderne. Chateaubriand bannit la mythologie, cherche à rendre le lecteur sensible aux beautés de l’univers dont le merveilleux, selon lui, a plus de grandeur que celui du paganisme. Donc, la Bible soutient victorieusement la comparaison avec Homère.
Il faut lire sa thèse et le passage ci-dessous avec les réserves qui s’imposent, notamment les deux arguments essentiels de Chateaubriand : selon lui, le christianisme connaît mieux l’âme humaine et s’avère donc « plus favorable à la peinture des caractères ». Il analyse ci-dessous ce que l’Andromaque de Racine doit (selon lui) à l’influence chrétienne ; d'autre part, le christianisme montrerait la nature de l’homme sous un jour nouveau « en changeant les bases du vice et de la vertu » : l’humilité de l’Andromaque moderne n’est pas avilissante mais devient une des formes du « beau idéal moral » qui rendrait l’homme « plus parfait que nature et comme approchant de la divinité ».
Ceci dit, en dépit de nos réserves, Chateaubriand ouvre une nouvelle voie à la critique littéraire, désormais plus attentive aux connaissances historique et à l’influence du milieu sur les écrivains.
Extrait (deuxième partie, chapitre 2)
« Nous chercherons dans les sentiments d’une mère païenne, peinte par un auteur moderne, les traits chrétiens que cet auteur a pu répandre dans son tableau, sans s‘en apercevoir lui-même. […]
« ... Le culte de la Vierge et l’amour de Jésus-Christ pour les enfants prouvent assez que l’esprit du christianisme a une tendre sympathie avec le génie des mères. Ici nous proposons d’ouvrir un nouveau sentier à la critique ; nous chercherons dans les sentiments d’une mère païenne, peinte par un auteur moderne, les traits chrétiens que cet auteur a pu répandre dans son tableau, sans s’en apercevoir lui-même [...]
Les sentiments les plus touchants de l’Andromaque de Racine émanent pour la plupart d’un poète chrétien. L’Andromaque de l’Iliade est plus épouse que mère (1) ; celle d’Euripide a un caractère à la fois rampant et ambitieux, qui détruit le caractère maternel (2) ; celle de Virgile est tendre et triste, mais c’est moins encore la mère que l’épouse : la veuve d’Hector ne dit pas : « Astyanax ubi est », mais : « Hector ubi est (3) ».
L’Andromaque de Racine est plus sensible, plus intéressante que l’Andromaque antique. Ce vers si simple et si aimable : « Je ne l’ai point encore embrassé d’aujourd’hui », est le mot d’une femme chrétienne : cela n’est point dans le goût des Grecs, et encore moins des Romains. L’Andromaque d’Homère gémit sur les malheurs futurs d’Astyanax, mais elle songe à peine à lui dans le présent ; la mère, sous notre culte, plus tendre, sans être moins prévoyante, oublie quelquefois ses chagrins, en donnant un baiser à son fils. Les anciens n’arrêtaient pas longtemps les yeux sur l’enfance ; il semble qu’ils trouvaient quelque chose de trop naïf dans le langage du berceau (4). Il n’y a que le Dieu de l’Évangile qui ait osé nommer sans rougir les petits enfants (« parvuli »), et qui les ait offerts en exemple aux hommes (5). Lorsque la veuve d’Hector dit à Céphise, dans Racine :
« Qu’il ait de ses aïeux un souvenir modeste :
Il est du sang d’Hector, mais il en est le reste »
qui ne reconnaît la chrétienne ? C’est le deposuit potentes de sede (6). L’antiquité ne parle pas de la sorte (7), car elle n’imite que les sentiments naturels : or, les sentiments exprimés dans ces vers de Racine ne sont point purement dans la nature ; ils contredisent au contraire la voix du cœur. Hector ne conseille point à son fils d’avoir de ses aïeux un souvenir modeste ; en élevant Astyanax vers le ciel, il s’écrie : « Ô Jupiter, et vous tous, dieux de l’Olympe, que mon fils règne, comme moi, sur Ilion ; faites qu’il obtienne l’empire entre les guerriers ; qu’en le voyant revenir chargé des dépouilles de l’ennemi, on s’écrie : Celui-ci est encore plus vaillant que son père (8) ! »
Énée dit à Ascagne :
« Et te, animo repetentem exempla tuorum,
Et pater Æneas, et avunculus excitet Hector (9). »
À la vérité l’Andromaque moderne s’exprime à peu près comme Virgile sur les aïeux d’Astyanax. Mais après ce vers : « Dis-lui par quels exploits leurs noms ont éclaté », elle ajoute : « Plutôt ce qu’ils ont fait que ce qu’ils ont été. »
Or, de tels préceptes sont directement opposés au cri de l’orgueil : on y voit la nature corrigée, la nature plus belle (10), la nature évangélique. Cette humilité que le christianisme a répandue dans les sentiments, et qui a changé pour nous le rapport des passions (11), comme nous le dirons bientôt, perce à travers tout le rôle de la moderne Andromaque... »
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Notes
(1) En réalité, chez Homère (Iliade), Andromaque unit dans la même tendresse son fils et son mari.
(2) Captive de Pyrrhus dont elle a un enfant, elle lutte contre sa rivale Hermione.
(3) Elle ne demande pas à Énée : « Où est Astyanax ? » mais « Où est Hector ? » Et pourtant elle a perdu son mari et son fils (Énéide III, 312).
(4) Thèse exagérée, du moins à l’époque de Chateaubriand : l’enfant occupait-il alors plus de place dans la littérature que dans les œuvres antiques ?
(5) Leçon d’humilité : « Si vous ne devenez comme de petits enfants, vous n’entrerez point dans le Royaume des Cieux. » (Matth. XVIII, 3)
(6) « Il a renversé les puissants de leur trône. » (Luc, I, 52)
(7) Pourtant, modestie, modération et humilité sont des lieux communs de la sagesse antique.
(8) Iliade, VI, 476 sq.
(9) « Souviens-toi des exemples des tiens, et que ton père Énée et ton oncle Hector enflamment ton courage (Énéide, XII).
(10) Chateaubriand écrit plus loin : « La religion chrétienne et si heureusement formée qu’elle est elle-même une sorte de poésie, puisqu’elle place les caractères dans le beau idéal. »
(11) Également : « Chez les anciens, l’humilité passait pour bassesse, et l‘orgueil pour grandeur : chez les chrétiens au contraire l’orgueil est le premier des vices, et l’humilité une des premières vertus. »
Marcel Proust défend la littérature du Grand Siècle, Saint-Simon et surtout Racine
Marcel Proust éprouve du bonheur « à errer au milieu d’une tragédie de Racine ou d’un volume de Saint-Simon. Car ils contiennent toutes les belles formes de langage abolies qui gardent le souvenir d’usages ou de façons de sentir qui n’existent plus, traces persistantes du passé à quoi rien de présent ne ressemble et dont le temps, en passant sur elle, a pu seul embellir encore la couleur. »
Il poursuit :
« Une tragédie de Racine, un volume des Mémoires de Saint-Simon ressemblent à de belles choses qui ne se font plus. Le langage dans lequel ils ont été sculptés par de grands artistes avec une liberté qui en fait briller la douceur et saillir la force native, nous émeut comme la vue de certains marbres, aujourd’hui inusités, qu’employaient les ouvriers d’autrefois. Sans doute dans tel de ces vieux édifices la pierre a fidèlement gardé la pensée du sculpteur, mais aussi, grâce au sculpteur, la pierre, d’une espèce aujourd’hui inconnue, nous a été conservée, revêtue de toutes les couleurs qu’il a su tirer d’elle, faire apparaître, harmoniser. C’est bien la syntaxe vivante en France au XVIIe siècle – et en elle des coutumes et un tour de pensée disparus – que nous aimons à trouver dans les vers de Racine. Ce sont les formes mêmes de cette syntaxe, mises à nu, respectées, embellies par son ciseau si franc et si délicat, qui nous émeuvent dans ces tours de de langage familiers jusqu’à la singularité et jusqu’à l’audace et dont nous voyons, dans les morceaux les plus doux et les plus tendres, passer comme un trait rapide ou revenir en arrière en belles lignes brisées (1), le brusque dessin. Ce sont ces formes révolues prises à même la vie du passé que nous allons visiter dans l’œuvre de Racine comme dans une cité ancienne et demeurée intacte. Nous éprouvons devant elles la même émotion que devant ces formes abolies, elles aussi, de l’architecture, que nous ne pouvons plus admirer que dans le rares et magnifiques exemplaires que nous en a légués le passé qui les façonna... » (Pastiches et Mélanges)
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Notes
(1) Exemples de ces « lignes brisées » : « Pourquoi l’assassiner ? Qu’a-t-il fait ? À quel titre ? / Qui te l’a dit » ou « Je t’aimais inconstant, qu’aurais-je fait fidèle ? » (Andromaque).
Jugements sur Andromaque
« Je fus à la comédie ; ce fut Andromaque, qui me fit pleurer plus de six larmes. » (Lettre de Mme de Sévigné à sa fille du 12 août 1671). On sait que Mme de Grignan était une fervente admiratrice de Racine et que sa mère préférait Corneille.
« Il y a manifestement deux intrigues dans l’Andromaque de Racine, celle d’Hermione aimée d’Oreste et dédaignée de Pyrrhus, celle d’Andromaque qui voudrait sauver son fils et être fidèle aux mânes d’Hector. Mais ces deux intérêts, ces deux plans sont si heureusement rejoints ensemble que, si la pièce n’était pas un peu affaiblie par quelques scènes de coquetterie et d’amour plus dignes de Térence que de Sophocle, elle serait la première tragédie du théâtre français. » (Voltaire, Remarques sur le troisième discours du poème dramatique, de Corneille).
« Les sentiments les plus touchants de l’Andromaque de Racine émanent pour la plupart d’un poète chrétien… On y voit la nature corrigée, la nature la plus belle, la nature évangélique. Cette humilité que le christianisme a répandue dans les sentiments perce à travers tout le rôle de la moderne Andromaque. » (Chateaubriand, Le Génie du christianisme).
« Racine a donné aux marquis de la cour de Louis XIV une peinture des passions, tempérée par l’extrême dignité qui était alors de mode, et qui faisait qu’un duc de 1670, même dans les épanchements le plus tendres de l’amour paternel, ne manquait jamais d’appeler son fils : monsieur. C’est pour cela que le Pylade d’Andromaque dit toujours à Oreste : seigneur ; et cependant quelle amitié que celle d’Oreste et de Pylade ! (Stendhal, Racine et Shakespeare, Chapitre III, 1823).
Remarques
Dans son ouvrage Titus n'aimait pas Bérénice (P.O.L. 2015, prix Médicis), Nathalie Azoulai écrit à propos d'Andromaque : "Vingt-quatre heures ne suffisent pas à jeter les personnages dans l'arène cuisante du manque. A l'exception d'Andromaque." L'auteur cite alors Lanson : "Racine prend son point de départ si près de son point d'arrivée, qu'un tout petit cercle contient l'action."
Dans la logique dramatique, la fin d'un acte présente une crise, des éléments de suspense, comme l'ultimatum lancé par Pyrrhus à Andromaque àla fin de l'acte I.
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Date de dernière mise à jour : 28/09/2021