Les obsèques de la Lionne
Source : « Le Lion irrité contre le Cerf qui se réjouissait de la mort de la Lionne ». Un lion avait irrité tous les quadrupèdes à honorer les obsèques de sa femme qui venait de mourir. Pendant que tous les animaux ressentaient à la mort de la reine une douleur inexprimable, seul, le cerf, à qui elle avait enlevé ses fils, étranger au chagrin, ne versait pas une larme. Le roi s’en aperçut. Il fait venir le cerf pour le mettre à mort. Il lui demande pourquoi il ne pleure pas avec les autres la mort de la reine. « C’est ce que j’aurais fait, dit celui-ci, si elle ne me l’avait pas défendu. Quand j’approchai, son âme bienheureuse m’apparut. Elle se rendait aux demeures élyséennes, ajoutant qu’il ne fallait pas pleurer son départ, puisqu’elle se rendait vers les parcs riants et les bois, séjour enchanté du bonheur. » A ces mots, le lion, plein de joie accorda au cerf sa grâce. Cette fable signifie que c’est parfois le devoir d’un homme prudent de feindre et de s’abriter de la fureur des puissants derrière une honorable excuse. (Abstémius, Nevelet).
Les obsèques de la Lionne
La femme[1] du lion mourut ;
Aussitôt chacun accourut
Pour s’acquitter envers le prince
De certains compliments de consolation
Qui sont surcroît d’affliction.
Il fit avertir sa province
Que les obsèques se feraient
Un tel jour, en tel lieu ; ses prévôts y seraient
Pour régler la cérémonie,
Et pour placer la compagnie.
Jugez si chacun s’y trouva.
Le prince aux cris s’abandonna,
Et tout son antre ne résonna :
Les lions n’ont point d’autre temple[2].
N’entendit, à son exemple,
Rugir en leur patois messieurs les courtisans.
Je définis la cour en un pays[3] où les gens,
Triste, gais, prêts à tout, à tout indifférents,
Sont ce qu’il plaît aux princes, ou, s’ils ne peuvent l’être,
Tâchent au moins de le paraître :
Peuple caméléon[4], peuple singe du maître ;
On dirait qu’un[5] esprit anime mile corps :
C’est bien là que les gens sont de simples ressorts[6].
Pour revenir à notre affaire,
Le cerf ne pleura point. Comment eût-il pu faire ?
Cette mort le vengeait : la reine avait jadis
Étranglé sa femme et son fils.
Bref, il ne pleura point[7]. Un flatteur l’alla dire,
Et soutint qu’il l’avait vu rire.
La colère du roi, comme dit Salomon[8],
Est terrible, et surtout celle du roi lion ;
Mais ce cerf n’avait pas accoutumé de lire.
Le monarque lui dit : « Chétif hôte des bois,
Tu ris, tu ne suis pas ces gémissantes voix.
Nous[9] n’appliquerons point sur tes membres profanes
Nos sacrés ongles : venez, loups,
Vengez la reine ; immolez tous
Ce traître à ses augustes mânes. »
Le cerf reprit alors : « Sire, le temps de[10] pleurs
Est passé ; la douleur est ici superflue.
Votre digne moitié, couchée entre des fleurs,
Tout près d’ici m’est apparue ;
Et je l’ai d’abord[11] reconnue ;
« Ami, m’a-t-elle dit, garde que ce convoi,
Quand je vais chez les dieux, ne t’oblige à des larmes.
Aux Champs Elysiens[12] j’ai goûté mille charmes,
Conversant avec ceux qui sont saints[13] comme moi.
Laisse agir quelque temps le désespoir du roi :
J’y prends plaisir[14]. » A peine on eut ouï la chose,
Qu’on se mit à crier : « Miracle ! Apothéose[15] ! »
Le cerf eut un présent[16], bien loin d’être puni.
*
Amusez les rois par des songes,
Flattez-les, payez-les d’agréables mensonges :
Quelque indignation dont leur cœur soit rempli,
Ils goberont l’appât[17] ; vous serez leur ami.
(VIII, 14)
[1] D’emblée, ce mot nous transporte das le domaine des événements humains et la suite le confirme.
[2] « Quel Louvre ! un vrai charnier... » (La Cour du Lion)
[3] La Fontaine s’arrête au cours de son récit pour mettre en relief le caractère essentiel de la cour, l’esprit d’imitation. Mais ce qui paraît être une parenthèse explique directement et prépare le dénouement.
[4] Le nom a ici valeur d’adjectif.
[5] Un seul esprit.
[6] Allusion à la théorie de Descartes sur les animaux-machines. La Fontaine, qui le combat d’une façon générale, semble ne la trouver justifiée qu’à propos des courtisans.
[7] La Fontaine insiste sur un esprit d’indépendance si anormal chez un courtisan.
[8] Cette citation (Livre des Proverbes) donne à cette idée un accent particulier de solennité, d’ailleurs démenti au vers suivant.
[9] Pluriel emphatique des actes officiels.
[10] Le premier nom, temps, étant déterminé par l’article défini, le deuxième, pleurs, l’est aussi habituellement, et la préposition de, que donnent les textes originaux, est inexplicable.
[11] Tout de suite.
[12] Forme moins usitée qu’Élysées. Des Champs Élysées, séjour des sages et des justes, elle passe au séjour des dieux.
[13] Notons ce mot chrétien au milieu d’idées païennes.
[14] Ce plaisir que prend la reine est une trouvaille galante.
[15] Au sens propre : admission d’un mortel au séjour des dieux.
[16] Bourse, pension, bénéfice.
[17] La vulgarité voulue du mot caractérise la vorace avidité des rois. La Fontaine se montre d’une étonnante hardiesse.
Bon à savoir
- Le roi et les grands, la cour -
Le premier recueil impose d’emblée l’image d’un excellent peintre animalier. Le second (Livres VII à XI) pousse plus loin les choses : l’animal y devient nettement l’incarnation d’un travers humain, le type d’une classe sociale et l’humanisation des animaux – comme l’animalisation des hommes – conduit à une satire virulente du monde de l’époque.
Dans « Les Obsèques de la lionne », le fabuliste dénonce la corruption de la cour et les abus du pouvoir royal. Mais il sait revenir à la société animale chaque fois que sa hardiesse pourrait paraître inacceptable.
Certaines fables visent directement la société du 17e siècle. Comme Molière et La Bruyère, La Fontaine a observé les hommes de son siècle. Il y a dans ses fables une image complète de la société contemporaine. Il s’attaque notamment au rôle des grands : le Roi, c’est généralement le lion. Orgueilleux de son autorité quasi divine, il méprise ses sujets (« Les animaux malades de la peste »). Il aime « étaler sa puissance » dans de pompeuses cérémonies lorsqu’il tient cour plénière (« La cour du Lion ») ou même pour « Les Obsèques de la Lionne » où on redoute sa terrible colère mais où néanmoins, dans cette fable, par son orgueil candide, il est le jouet des courtisans qui savent « amuser les rois par des songes. » La cour nous y est présentée comme un pays de parasites où règnent la servilité et l’hypocrisie, où les rivalités entrainent des calomnies. Mais il faut garder la mesure même dans la duplicité : même le cerf est assez habile pour se tirer d’affaire, au prix d’un agréable mensonge.
Pistes de lecture
1/ Le travestissement animal : Recensez tous les termes qui confondent les animaux avec des êtres humains. Par l’entremise de quels animaux en particulier le poète passe-t-il à la satire de la cour ?
2/ La cour : Quel caractère et quel comportement le fabuliste prête-t-il au souverain ? En quoi la morale atténue-t-elle la responsabilité, voire la culpabilité royale ?
3/ « Miracle ! Apothéose ! » : Étudiez attentivement le passage consacré à l’apparition de la reine défunte : comment en caractériser le ton ? Quelle parole de la lionne constitue une trouvaille galante ?
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