Les Femmes et le secret
Source : Abstémius, De l’homme qui avait dit à sa femme qu’il avait pondu un œuf, Nevelet.
Les femmes et le secret
Rien ne pèse[1] tant qu’un secret ;
Le porter loin est difficile aux dames ;
Et je sais même sur ce fait
Bon nombre d’hommes qui sont femmes.
*
Pour éprouver la sienne, un mari s’écria,
La nuit, étant près d’elle : « Oh Dieux ! qu’est-ce le voilà,
Je n’en puis plus ! on me déchire :
Quoi ? j’accouche d’un œuf ! – D’un œuf ! – Oui,
Frais et nouveau pondu. Gardez bien de le dire :
On m’appellerait poule ; enfin n’e parlez pas. »
La femme, neuve sur ce cas,
Ainsi que sur mainte autre affaire,
Crut la chose, et promit, ses grands dieux[2] de se taire.
Mais ce serment s’évanouit
Avec les ombres de la nuit.
L’épouse, indiscrète et peu fine,
Sort du lit quand le jour fut à peine levé ;
Et de courir chez sa voisine.
« Ma commère, dit-elle, un cas est arrivé ;
N’en dites rien surtout, car vous me feriez battre :
Mon mari vient de pondre un œuf gros comme quatre.
Au nom de Dieu, gardez-vous bien
D’aller publier ce mystère.
- Vous moquez-vous ? dit l’autre : ah ! vous ne savez guère
Quelle je suis. Allez, ne craignez rien. »
La femme du pondeur s’en retourne chez elle.
L’autre grille[3] déjà de conter la nouvelle ;
Elle va la répandre en plus de dix endroits ;
Au lieu d’un œuf, elle en dit trois.
Ce n’est pas encor tout ; car un autre commère
En dit quatre, et raconte à l’oreille le fait :
Précaution peu nécessaire,
Car ce n’était plus un secret.
Comme le nombre d’œufs, grâce à la renommée,
De bouche en bouche allait croissant,
Avant la fin de la journée
Ils se montaient à plus d’un cent.
(VIII, 6)
[1] Le garder longtemps. Mais l’expression est amenée par pèse.
[2] Cette expression s’explique par analogie avec jura ses grands dieux dans laquelle de se taire est le complément d’objet et ses grands dieux le complément circonstanciel sans préposition.
[3] La différence de ton et de style se marque dans grille substitué à brûle.
* * *
Date de dernière mise à jour : 23/03/2020