Les deux Pigeons (La Fontaine)
Amour ou amitié ? Quelle est donc cette « bergère » dont il fut épris ?
D’un long récit de Pilpay, La Fontaine a d’abord tiré « le discours dont chaque mot est une preuve de tendresse » (Taine). Amour ou tendre amitié ? Pour La Fontaine, les deux sentiments se rejoignent (cf. Les deux Amis). La Fontaine nous livre un récit plein de péripéties puis s’abandonne à son tempérament élégiaque : les souvenirs de son cœur volage s’éveillent et la confidence de cet homme vieillissant se termine sur des regrets, la mélancolie, l’émotion et le lyrisme.
Les deux Pigeons
Deux Pigeons s’aimaient d’amour tendre :
L’un d’eux, s’ennuyant au logis,
Fut assez fou pour entreprendre
Un voyage[1] en lointain pays.
L’autre lui dit : « Qu’allez-vous faire ?
Voulez-vous quitter votre frère ?
L’absence est le plus grand des maux[2] :
Non pas pour vous, cruel[3] ! Au moins, que les travaux[4],
Les dangers, les soins[5] du voyage,
Changent un peu votre courage[6].
Encor si la saison s’avançait davantage !
Attendez les zéphirs : qui vous presse ? un corbeau
Tout à l’heure annonçait malheur à quelque oiseau.
Je ne songerai plus que rencontre funeste,
Que faucons, que réseaux[7]. Hélas ! dirai-je, il pleut :
Mon frère a-t-il tout ce qu’il veut ;
Bon soupé[8], bon gîte, et le reste ? »
Ce discours ébranla le cœur
De notre imprudent voyageur ;
Mais le désir de voir et l’humeur inquiète[9]
L’emportèrent enfin. Il dit : « Ne pleurez point ;
Trois jours au plus rendront mon âme satisfaite
Je reviendrai dans peu conter de point en point
Mes aventures à mon frère ;
Je le désennuierai. Quiconque ne voit guère
N’a guère à dire aussi. Mon voyage dépeint[10]
Vous sera d’un plaisir extrême.
Je dirai : j’étais là ; telle chose m’avint[11] ;
Vous y croirez être vous-même. »
A ces mots, en pleurant, ils se dirent adieu.
Le voyageur s’éloigne : et voilà qu’un nuage
L’oblige de chercher retraite en quelque lieu.
Un seul arbre s’offrit, tel encor que l’orage
Maltraita le pigeon en dépit du feuillage.
Lai devenu serein, il part tout morfondu,
Sèche du mieux qu’il peut son corps chargé de pluie ;
Dans un champ à l’écart voit du blé répandu,
Voit un pigeon auprès ; cela lui donne envie ;
Il y vole, il est pris : ce blé couvrait d’un las[12]
Les menteurs et traîtres appas.
Le las était usé ; si bien que, de son aile,
De ses pieds, de son bec, l‘oiseau le rompt enfin[13] ;
Quelque plume y périt ; et le pis du destin
Fut qu’un certain vautour, à la serre cruelle,
Vit notre malheureux, qui, traînant la ficelle
Et les morceaux du las qui l’avait attrapé[14],
Semblait un forçat échappé[15].
Le vautour s’en allait le lier[16], quand des nues
Fond à son tour un aigle aux ailes étendues.
Le Pigeon profita du conflit des voleurs,
S’envola, s’abattit[17] auprès d’une masure,
Crut, pour ce coup, que ses malheurs
Finiraient par cette aventure ;
Mais un fripon d’enfant (cet âge est sans pitié)
Prit sa fronde et du coup tua plus d’à moitié
La volatile[18] malheureuse,
Qui, maudissant sa curiosité,
Traînant l’aile et tirant le pié,
Demi-morte et demi-boîteuse,
Droit au logis s’en retourna :
Que bien, que mal[19], elle arriva
Sans autre aventure fâcheuse.
Voilà nos gens rejoints ; et je laisse à juger
De combien de plaisirs ils payèrent leurs peines.
*
Amants, heureux amants, voulez-vous voyager ?
Que ce soit aux rives prochaines.
Soyez-vous l’un à l’autre un monde toujours beau,
Toujours divers, toujours nouveau ;
Tenez-vous lieu de tout, comptez pour rien le reste.
J’ai quelquefois[20] aimé : je n’aurais pas alors,
Contre le Louvre et ses trésors,
Contre le firmament et sa voûte céleste,
Changé les bois, changé les lieux
Honorés par les pas, éclairés par les yeux
De l’aimable et jeune Bergère
Pour qui, sous le fils de Cythère[21],
Je servis, engagé[22] par mes premiers serments.
Hélas ! quand reviendront de semblables moments ?
Faut-il que tant d’objets[23] si doux et si charmants[24]
Me laissent vivre au gré de mon âme inquiète ?
Ah ! si mon cœur osait encor se renflammer !
Ne sentirai-je plus de charme[25] qui m’arrête ?
Ai-je passé le temps d’aimer[26] ?
_ _ _
(Fables, IX, 2)
[1] Valeur du rejet ?
[2] Thème courant de la littérature précieuse.
[3] Nuance de dépit amoureux.
[4] Fatigues.
[5] Soucis.
[6] Cœur. Ces voyageurs ne valent pas grand-chose pour le voyageur. Cf. les plaintes de Dison dans l’Énéide : « C’est en plein hiver que tu prépares ta flotte... cruel ! » (IV, 309-311).
[7] Filets. Diminutif de rets).
[8] Le participe est ici employé comme nom.
[9] Qui ne peut rester tranquille (in + quietus)
[10] La peinture de mon voyage : latinisme, emploi du concret pour l’abstrait.
[11] M’advint. Archaïsme. Il évoque déjà le retour.
[12] Ou lacs (cf. lacet) ; nœud coulant.
[13] Le rythme entrecoupé traduit les efforts du pigeon.
[14] Cette suite de relatives traduit bien la situation du pigeon piégé.
[15] Les galériens avaient les pieds enchaînés.
[16] L’arrêter avec sa serre (terme de fauconnerie).
[17] Le rythme se précipite pour évoquer la fuite.
[18] Ce mot est ordinairement masculin.
[19] Tant bien que mal.
[20] Une fois.
[21] Cythérée est la déesse de l’île de Cythère et mère de l‘Amour.
[22] Métaphores militaires.
[23] Personne aimée (langage galant).
[24] Sens très fort.
[25] Pouvoir magique qui retient auprès de l’être aimé.
[26] La Fontaine écrit à la duchesse de Bouillon en 1671 : « Pour moi, le temps d’aimer est passé, je l’avoue »
Pistes de lecture
- Que faut-il entendre par l'"amour tendre" (vers 1-30) ? En quoi le dialogue des deux pigeons a-t-il des accents raciniens ?
- En quoi le voyage est-il dramatique (vers 31-64) ? Montrer la progression d'intérêt dans la succession des péripéties.
- Comment La Fontaine passe-t-il de la fable à une confidence intime (vers 65-82) en une invocation élégiaque ? En quoi les thèmes, les rythmes et les sonorités relèvent-ils de l'élégie ?
* * *
Date de dernière mise à jour : 18/12/2019