« Connaître sert beaucoup pour inventer. » (Mme de Staël)

Les amours de Psyché et Cupidon (La Fontaine)

Psyché ranimée par le baiser de Cupidon   Cet unique roman de la Fontaine, publié en 1669, dérouta ses contemporains. Apulée (2e siècle ap. J.-C.) est le premier à avoir donné dans ses Métamorphoses ou l'Ane d'or une version littéraire du célèbre mythe.

Résumé 

   Un matin d’automne, quatre poètes et amis se promènent dans les jardins du roi. L’un d’entre eux, Polyphile (l’ami de toutes choses) entreprend de lire aux trois autres l’histoire de Psyché qu’il vient d’écrire. Tout à tour dialogue littéraire, évocation de Versailles, conte mythologique et portrait de l’auteur (peut-être Polyphile), ce récit poétique (prose mêlée de vers) a recours à des genres et des tonalités divers, combine humour et légende, analyse psychologique et féérie.

   L’histoire de Psyché est célèbre dans la mythologie : un oracle avait exigé que l’on remit cette jeune princesse, dont la beauté avait suscité la jalousie de Vénus en mariage à un « monstre cruel ». Transportée dans un palais magnifique et mystérieux, elle accueillait tous les soirs dans son lit et au milieu des ténèbres un époux qui lui prodiguait ses tendresses mais refusait de se laisser voir. Les demandes inquiètes et curieuses de la jeune femme restaient inutiles. Conseillée par ses méchantes sœurs, Psyché finit par lever une nuit sa lampe au-dessus de son époux, qui n’est autre que le Dieu Amour, fis de Vénus. Chassée, persécutée par sa belle-mère, elle devra subir toutes sortes d’épreuves avant de regagner le cœur de Cupidon et d’être élevée au rang d’une divinité.  

Extrait 1

   ... Son mari lui serra la main, et lui dit avec beaucoup de douceur : « C'est une chose qui ne se peut, pour des raisons que je ne saurais même vous dire. – Je ne saurais donc vous aimer », reprit-elle assez brusquement. Elle en eut regret, d'autant plus qu'elle avait dit cela contre sa pensée. Mais quoi ! la faute était faite. En vain elle voulut la réparer par quelques caresses : son mari avait le cœur si serré qu'il fut un temps assez long sans pouvoir parler. Il rompit à la fin son silence par un soupir, que Psyché n'eut pas plutôt entendu qu'elle y répondit, bien qu'avec quelque sorte de défiance. Les paroles de l'oracle lui revenaient en l'esprit. Le moyen de les accorder avec cette douceur passionnée que son époux lui faisait paraître ? Celui qui empoisonnait, qui brûlait, qui faisait ses jeux des tortures, soupirer pour un simple mot ! Cela semblait tout à fait étrange à notre héroïne ; et, à dire vrai, tant de tendresse en un monstre était une chose assez nouvelle. Des soupirs il en vint aux pleurs, et des pleurs aux plaintes. Tout cela plut extrêmement à la belle ; mais, comme il disait des choses trop pitoyables, elle ne put souffrir qu'il continuât, et lui mit premièrement la main sur la bouche, puis la bouche même ; et par un baiser, bien mieux qu'elle n'aurait fait avec toutes les paroles du monde, elle l'assura que, tout invisible et tout monstre qu'il voulait être, elle ne laissait pas de l'aimer. Ainsi se passa l'aventure de la grotte. Il leur en arriva beaucoup de pareilles.

   Notre héroïne ne perdit pas la mémoire de ce que lui avait dit son époux. Ses rêveries la menaient souvent jusqu'aux lieux les plus écartés de ce beau séjour, et faisaient si bien que la nuit la surprenait devant qu'elle pût gagner le logis. Aussitôt son mari la venait trouver sur un char environné de ténèbres ; et, plaçant à côté de lui notre jeune épouse, ils se promenaient au bruit des fontaines. Je laisse à penser si les protestations, les serments, les entretiens pleins de passion, se renouvelaient, et de fois à autres aussi les baisers ; non point de mari à femme, il n'y a rien de plus insipide, mais de maîtresse à amant, et pour ainsi dire de gens qui n'en seraient encore qu'à l'espérance.

   Quelque chose manquait pourtant à la satisfaction de Psyché. Vous voyez bien que j'entends parler de la fantaisie de son mari, c'est-à-dire de cette opiniâtreté à demeurer invisible. Toute la postérité s'en est étonnée. Pourquoi une résolution si extravagante ? Il se peut trouver des personnes laides qui affectent de se montrer ; la rencontre n'en est pas rare ; mais que ceux qui sont beaux se cachent, c'est un prodige dans la nature ; et peut-être n'y avait-il que cela de monstrueux en la personne de notre époux. Après en avoir cherché la raison, voici ce que j'ai trouvé dans un manuscrit qui est venu depuis peu à ma connaissance.

   Nos amants s'entretenaient à leur ordinaire, et la jeune épouse, qui ne songeait qu'aux moyens de voir son mari, ne perdait pas une seule occasion de lui en parler. De discours en autre, ils vinrent aux merveilles de ce séjour. Après que la belle eut fait une longue énumération des plaisirs qu'elle y rencontrait, disait-elle, de tous côtés, il se trouva qu'à son compte le principal point y manquait. Son mari ne voyait que trop où elle avait dessein d'en venir ; mais, comme entre amants les contestations sont quelquefois bonnes à plus d'une chose, il voulut qu'elle s'expliquât, et lui demanda ce que ce pouvait être que ce point d'une si grande importance, vu qu'il avait donné ordre aux fées que rien ne manquât.

- « Je n'ai que faire des fées pour cela, répartit la belle : voulez-vous me rendre tout à fait heureuse ? je vous en enseignerai un moyen bien court : il ne faut... Mais je vous l'ai dit tant de fois inutilement que je n'oserais plus vous le dire.

- Non, non, reprit le mari, n'appréhendez pas de m'être importune : je veux bien que vous me traitiez comme ont fait les dieux ; ils prennent plaisir à se faire demander cent fois une même chose : qui vous a dit que je ne suis pas de leur naturel ? »

   Notre héroïne, encouragée par ces paroles, lui répartit : « Puisque vous me le permettez, je vous dirai franchement que tous vos palais, tous vos meubles, tous vos jardins, ne sauraient me récompenser d'un moment de votre présence, et vous voulez que j'en sois tout à fait privée : car je ne puis appeler présence un bien où les yeux n'ont aucune part.

- Quoi ! je ne suis pas maintenant de corps auprès de vous ? reprit le mari, et vous ne me touchez pas ?  

- Je vous touche, répartit-elle, et sens bien que vous avez une bouche, un nez, des yeux, un visage, tout cela proportionné comme il faut, et, selon que je m'imagine, assorti de traits qui n'ont pas leurs pareils au monde ; mais, jusqu'à ce que j'en sois assurée, cette présence de corps dont vous me parlez est présence d'esprit pour moi.

- Présence d'esprit ! » répartit l'époux.

Psyché l'empêcha de continuer, et lui dit en l'interrompant : « Apprenez-moi du moins les raisons qui vous rendent si opiniâtre.

- Je ne vous les dirai pas toutes, reprit l'époux ; mais, afin de vous contenter en quelque façon, examinez la chose en vous-même, vous serez contrainte de m'avouer qu'il est à propos pour l'un et pour l'autre de demeurer en l'état où nous nous trouvons. Premièrement, tenez-vous certaine que du moment que vous n'aurez plus rien à souhaiter, vous vous ennuierez. Et comment ne vous ennuieriez-vous pas ? les dieux s'ennuient bien ; ils sont contraints de se faire de temps en temps des sujets de désir et d'inquiétude, tant il est vrai que l'entière satisfaction et le dégoût se tiennent la main ! Pour ce qui me touche, je prends un plaisir extrême à vous voir en peine ; d'autant plus que votre imagination ne se forge guère de monstres (j'entends d'images de ma personne), qui ne soient très agréables. Et pour vous dire une raison plus particulière, vous ne doutez pas qu'il n'y ait quelque chose en moi de surnaturel. Nécessairement je suis dieu, ou je suis démon, ou bien enchanteur. Si vous trouvez que je sois démon, vous me haïrez ; et si je suis dieu, vous cesserez de m'aimer, ou du moins vous ne m'aimerez plus avec tant d'ardeur, car il s'en faut bien qu'on aime les dieux aussi violemment que les hommes. Quant au troisième ; il y a des enchanteurs agréables : je puis être de ceux-là ; et possible suis-je tous les trois ensemble. Ainsi le meilleur pour vous est l'incertitude, et qu'après la possession vous ayez toujours de quoi désirer : c'est un secret dont on ne s'était pas encore avisé. Demeurons-en là, si vous m'en croyez : je sais ce que c'est d'amour, et le dois savoir. »...  

La Fontaine, Les Amours de Psyché et Cupidon, Livre I

Extrait 2

  Poussée par sa propre curiosité, Psyché se lève une nuit et, tenant d’une main une lampa, de l’autre un poignard pour tuer son époux s’il est un monstre, s’approche du lit où ce dernier repose...

   « Psyché demeura comme transportée à l’aspect de son époux. Dès l’abord, elle jugea bien que c’’était l’Amour : car quel autre dieu lui aurait paru si agréable ?

   Ce que la beauté, la jeunesse, le divin charme qui communique à ces choses le don de plaire ; ce qu’une personne faite à plaisir peut causer aux yeux de volupté et de ravissement à l’esprit, Cupidon à ce moment-là le fit sentir à notre héroïne [...]

   Il lui prit envie de regarder de plus près celui qu’elle n’avait déjà que trop vu. Elle pencha quelque peu l’instrument fatal qui l’avait jusque-là servie si utilement. Il en tomba sur la cuisse de son époux une goutte d’huile enflammée. La douleur éveilla le dieu. Il vit la pauvre Psyché qui, toute confuse, tenait la lampe, et, ce qui fut le plus malheureux, il vit aussi le poignard tombé près de lui [...]

   La criminelle Psyché n’eut pas l’assurance de dire un mot. L’étonnement et la conscience lui ôtèrent l’usage de la parole et celui des sens : elle demeura immobile et, baissant les yeux, elle attendit avec des transes mortelles sa destinée. 

   Cupidon, outré de colère, ne sentit pas la moitié du mal que la goutte d’huile lui aurait fait dans un autre temps. Il jeta quelques regards foudroyants sur la malheureuse Psyché ; puis, sans lui faire seulement la grâce de lui reprocher son crime, le Dieu s’envola, et le palais disparut. Plus de nymphes, plus de zéphyrs : la pauvre épouse se trouva seule sur le rocher, demi-morte, pâle et tremblante... »

Extrait 3

« ...Volupté, volupté qui fut jadis maîtresse

Du plus bel esprit de la Grèce,

Ne me dédaigne pas, viens-t ‘en loger chez moi.

Tu n'y seras pas sans emploi.

J'aime le jeu, l'amour, les livres, la musique,

La ville et la campagne[1], enfin tout ; il n'est rien

Qui ne me soit souverain bien

Jusqu'au sombre plaisir d'un cœur mélancolique... »


[1] La Fontaine se promène volontiers avec son ami Racine : tous deux aiment la nature et les arbres.

Le mythe de Psyché

  On peut chercher à découvrir la valeur symbolique ou initiatique du conte (Psyché signifie âme en grec) chez le romancier latin. On peut également étudier l'art de La Fontaine : humour, érotisme, analyse psychologique et féerie, ainsi que l'aspect baroque de l'oeuvre.  

   Ce mythe de psyché paraît être d’origine platonicienne : il symbolise la destinée de l’âme qui, poussée par le désir de savoir, fait évanouir son bonheur en voulant l’approfondir. Outre ce roman de La Fontaine il a inspiré chez nous au 17e siècle, un ballet de Benserade (1656) et la tragédie-ballet ballet de Molière, Psyché (1671), en collaboration avec Corneille et Quinault.    

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Date de dernière mise à jour : 09/05/2021