La Souris métamorphosée en fille
Source : Pilpay, Le Livre des Lumières ou la Conduite des Rois, « D’une souris qui fut changée en fille ».
La Souris métamorphosée en fille
Une souris tomba du bec d’un chat-huant :
Je ne l’eusse pas ramassée ;
Mais un bramin[1] le fit : je le crois aisément ;
Chaque pays a sa pensée.
La souris était fort froissée[2].
De cette sorte de prochain
Nous nous soucions peu ; mais le peuple bramin
Le traite en frère. Ils ont en tête
Que notre âme, au sortir d’un roi,
Entre dans un ciron, ou dans telle autre bête
Qu’il plaît au sort : c’est là l’un des points de leur loi.
Pythagore[3] chez eux a puisé ce mystère.
Sur un tel fondement, le bramin crut bien faire
De prier un sorcier qu’il logeât la souris
Dans un corps qu’elle eût pour hôte au temps jadis.
Le sorcier en fit une fille
De l‘âge de quinze ans, et telle et si gentille,
Que le fils de Priam[4] pour elle aurait tenté
Plus encor qu’il ne fit pour la grecque beauté.
Le bramin fut surpris de chose si nouvelle.
Il dit à cet objet si doux :
« Vous n’avez qu’à choisir ; car chacun est jaloux
De l’honneur d’être votre époux.
- En ce cas je donne, dit-elle,
Ma voix au plus puissant de tous,
- Soleil, s’écria lors le bramin à genoux,
C’est toi qui sers notre gendre.
- Non, dit-il, ce nuage épais
Est plus puissant que moi, puisqu’il cache mes traits ;
Je vous conseille de le prendre.
- Eh bien ! dit le bramin au nuage volant,
Es-tu né pour ma fille ? – Hélas ! non ; car le vent
Me chasse à son plaisir de contrée en contrée :
Je n’entreprendrai point sur les droits de Borée. »
Le bramin fâché s’écria : »O vent dont, puisque vent y a,
Viens dans les bras de notre belle ! »
Il accourait : un mont en chemin l’arrêta.
L’éteuf[5] passant à celui-là,
Il le renvoie, et dit : « J’aurais une querelle
Avec le rat ; et l’offenser
Ce serait être fou, lui qui peut me percer. »
Au mot de rat, la damoiselle
Ouvrit l’oreille : il fut l’époux.
Un rat ! un rat[6] : c’est de ces coups
Qu’Amour fait ; témoin telle et telle :
Mais ceci soit dit entre nous.
On tient toujours du lieu[7] dont on vient. Cette fable
Prouve assez bien ce point ; mais, à la voir de près,
Quelque peu de sophisme entre parmi ses traits :
Car quel époux n’est point au soleil préférable,
En s’y prenant ainsi ? Dirai-je qu’un géant
Est moins fort qu’une puce ? elle le mord pourtant.
Le rat devait aussi renvoyer pour bien faire
La belle au chat, le chat au chien,
Le chien au loup. Par le moyen
De cet argument circulaire,
Pilpay jusqu’au soleil eût enfin remonté ;
Le soleil eût joui de la jeune beauté.
Revenons, s’il se peut, à la métempsychose :
Le sorcier du bramin fit sans doute une chose
Qui, loin de la prouver, fait voir sa fausseté.
Je prends droit là-dessus[8] contre le bramin même ;
Car il faut, selon son système,
Que l’homme, la souris, le ver, enfin chacun
Aille puiser son âme en un trésor commun :
Toutes sont donc de même trempe ;
Mais agissant diversement
Selon l’organe seulement
L’une s’élève, et l’autre rampe.
D’où vient donc que ce corps si bien organisé[9]
Ne put obliger son hôtesse
De s’unir au soleil ? Un rat eut sa tendresse[10] ?
*
Tout débattu, tout bien pesé,
Les âmes des souris et les âmes des belles
Son très différentes en elles ;
Il en faut revenir toujours à son destin,
C’est-à-dire à la loi par le Ciel établie :
Parlez au diable, employez la magie,
Vous ne détournerez nul être de sa fin.
(IX, 7)
[1] Prêtre de Brahma. Plus usité pour la forme brahmane pour désigner les Hindous de la première caste.
[2] Meurtrie.
[3] Philosophe grec du VIe siècle av. J.-C. Les néo-platoniciens expliquaient certains points de sa doctrine par un voyage qu’il aurait fait en Inde. Simple hypothèse.
[4] Le berger Pâris qui enleva la belle Hélène.
[5] Balle de drap et primitivement d’étoupe avec laquelle on jouait à la paume. La fille, qui s’est offerte successivement à tant de personnages, fait songer à une balle qui est renvoyée d’un joueur à l’autre.
[6] Employé une deuxième fois non plus exclamativement, mais comme une affirmation : Oui, un rat.
[7] De l’origine.
[8] Je m’autorise de ce fait... La métempsychose, contre laquelle se prononce La Fontaine, suppose que les âmes vont puiser à une même source des natures identiques, capables de permuter l’une avec l’autre et différenciées uniquement par les particularités de l’organe (du corps), mais ce système se révèle faux dans la fable même car, quoique provenant d’un être humain, la fille a conservé une prédilection particulière qui la fait se prononcer pour le rat.
[9] Entré dans ce rôle d’organe, doué de ce qu’il faut pour jouer ce rôle. La Fontaine joue sur le mot organe.
[10] Ce point d’interrogation semble indiquer que, dans la pensée de La Fontaine, la deuxième proposition dépend encore implicitement de D’où vient ?
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