Les héroïnes du Roman bourgeois de Furetière
Généralités et extrait
Après le Roman comique de Scarron, voilà un nouvel avatar, le Roman bourgeois de Furetière (1666). Situé davantage encore aux antipodes du roman traditionnel, l’œuvre se présente comme un tissu décousu, composé de deux parties sans grand rapport l’une avec l’autre.
La première semble raconter deux histoires à la fois, celle de Javotte, fille du procureur Vollichon, et celle de Lucrèce, nièce d’un avocat : déniaisée par la lecture des romans, Javotte refuse d’épouser Jean Bedout, le bourgeois riche et sot que ses parents lui destinent ; enfermée dans un couvent, elle s’en évade avec l’aide d’un gentilhomme, son amant, et disparaît du livre.
Lucrèce, engrossée et abandonnée par un marquis, parvient à se faire épouser par Jean Bedout.
Une longue « historiette » de l’Amour égaré, burlesque, est insérée dans la première partie. La seconde narre les démêlés d’une vieille fille procédurière, Collantine, avec deux prétendants ridicules, l’écrivain misanthrope Charroselles (anagramme de Charles Sorel, détesté par Furetière et auteur de l’Histoire comique de Francion) et le niais prévôt Belastre.
Une satire de la bourgeoisie
Très audacieux, ce Roman bourgeois, offre une satire de la petite et moyenne bourgeoisie. On entre dans les intérieurs de « bonnes gens de médiocre condition » (procureurs, avocats), on voit leurs meubles, leurs mœurs, leurs intrigues, on entend leurs conversations, on assiste à une réunion de famille, on visite une « ruelle » bourgeoise. Réalisme, peinture exacte d’un milieu précis, témoignage sur un groupe social du temps, notamment l’antagonisme, chez ces bourgeois contemporains de la préciosité, de deux modes de vie et de pensée : l’ancien, attaché aux traditions austères et prudes (mariages d’intérêt, sens de l’épargne, misogynie) et le nouveau (féminisme et galanterie de bon ton).
Mais, comme ses lecteurs, Furetière refuse de trouver là une matière intéressante en elle-même et dénonce avec cruauté la platitude et la bêtise d’existences médiocres, les travers et les petitesses de ces bourgeois. Cette fois, la satire n’est plus comique, mais mordante, impitoyable, perspicace et ironique.
Une satire du roman
Furetière s’acharne également à détruire constamment la fiction romanesque en rompant le fil de l’histoire par ses interventions sarcastiques, par ses critiques sur le roman et ses artifices. Il refuse de donner au lecteur ce qu’il attend en adoptant une esthétique de désordre, de gaucherie, en utilisant le style parodique, écrivant en fin de compte un anti roman.
L’échec est total. Ce roman paradoxal engage alors le roman dans une impasse, tendant vers une sorte de « degré zéro » à la R. Barthes. Au 17e siècle, il marque à la fois le début et la fin du réalisme. Mais ce roman autodestructeur reste très moderne, annonçant les recherches du Nouveau Roman : refus de l'intrigue romanesque, du déroulement chronologique, de l'illusion réaliste, de l'analyse psychologique. Citons ici Robbe-Grillet, N. Sarraute, M. Duras. L'un des pères du Nouveau Roman est André Gide avec ses Faux-Monnayeurs (1925) : contrepoint entre le roman proprement dit et le journal du romancier qui nous tient au courant de l'élaboratin de son oeuvre et nous avoue qu'au fond "l'histoire du livre l'a plus intéressé que le livre lui-même." Et n'oublions pas le grand Diderot avec son Jacques le Fataliste.
Extrait
[Nicodème, un avocat qui se pique de galanterie, assiste un jour, dans une église d la place Maubert, à Paris, à un office solennel où la quête est faite par la fille d’un procureur, Javotte, jeune bourgeoise pourvue d’autant « d’innocence, d’ingénuité ou de sottise » que de beauté. Il en devient aussitôt « fort passionné » et l’aborde à la sortie de l’église. La jeune fille révèle, au cours de leur conversation, un esprit bien différent de celui des héroïnes romanesques de l’époque qui déconcerte un galant « qui voulait faire l’amour en style poli ». Elle n’a pas encore été déniaisée par la lecture de L’Astrée ! ]
« ... Cette occasion lui fut fort favorable, car Javotte ne sortait jamais sans sa mère, qui la faisait vivre avec une si grande retenue qu’elle ne la laissait jamais parler à aucun homme, ni en public, ni à la maison. Sans cela cet abord n’eut pas été fort difficile pour lui, car, comme Javotte était fille d’un procureur et Nicodème était avocat, ils étaient de ces conditions qui ont ensemble une grande affinité et sympathie, de sorte qu’elles souffrent une aussi prompte connaissance que celle d’une suivante avec un valet de chambre.
Dès que l’office fut dit et qu’il la pût joindre, il lui dit, comme une très-fine galanterie : « Mademoiselle, à ce que je puis juger, vous n’avez pu manquer de faire une heureuse quête, avec tant de mérite et tant de beauté. - Hélas, Monsieur répartit Javotte avec une grande ingénuité, vous m’excuserez ; je viens de la compter avec le père sacristain : je n’ai fait que soixante et quatre livres cinq sous ; mademoiselle Henriette fit bien dernièrement quatre-vingts dix livres ; il est vrai qu’elle quêta tout le long des prières de quarante heures, et que c’était en un lieu où il y avait un Paradis le plus beau qui se puisse jamais voir. - Quand je parle du bonheur de votre quête dit Nicodème, je ne parle pas seulement des charités que vous avez recueillies pour les pauvres ou pour l’église ; j’entends aussi parler du profit que vous avez fait pour vous. - Ha ! Monsieur, reprit Javotte, je vous assure que je n’y en ai point fait ; il n’y avait pas un denier davantage que ce que je vous ai dit ; et puis croyez-vous que je voulusse ferrer la mule en cette occasion ? Ce serait un gros péché d’y penser. - Je n’entends pas, dit Nicodème, parler ni d’or ni d’argent, mais je veux dire seulement qu’il n’y a personne qui, en vous donnant l’aumône, ne vous ait en même temps donné son cœur. - Je ne sais, répartit Javotte, ce que vous voulez dire de cœurs ; je n’en ai trouvé pas un seul dans ma tasse. - J’entends ajouta Nicodème qu’il n’y a personne à qui vous vous soyez arrêtée qui, ayant vu tant de beauté, n’ait fait vœu de vous aimer et de vous servir, et qui ne vous ait donné son cœur. En mon particulier, il m’a été impossible de vous refuser le mien. Javotte lui répartit naïvement : « Eh bien, Monsieur, si vous me l’avez donné, je vous ai en même temps répondu : Dieu vous le rende. - Quoi ! reprit Nicodème un peu en colère, agissant si sérieusement, faut-il se railler de moi ? et faut-il ainsi traiter le plus passionné de tous vos amoureux ? À ce mot, Javotte répondit en rougissant : « Monsieur, prenez garde comme vous parlez ; je suis honnête fille : je n’ai point d’amoureux ; maman m’a bien défendu d’en avoir. - Je n’ai rien dit qui vous puisse choquer, répartit Nicodème, et la passion que j’ai pour vous est toute honnête et toute pure, n’ayant pour but qu’une recherche légitime. - C’est donc, Monsieur, répliqua Javotte, que vous me voulez épouser ? Il faut pour cela vous adresser à mon papa et à maman : car aussi bien je ne sais pas ce qu’ils me veulent donner en mariage. - Nous n’en sommes pas encore à ces conditions, reprit Nicodème ; il faut que je sois auparavant assuré de votre estime, et que je sache si vous agréerez que j’aie l’honneur de vous servir. – Monsieur, dit Javotte, je me sers bien moi-même, et je sais faire tout ce qu’il me faut. »
Cette réponse bourgeoise déferra fort ce galant, qui voulait faire l’amour en style poli. Assurément il allait débiter la fleurette avec profusion, s’il eut trouvé une personne qui lui eut voulu tenir tête. Il fut bien surpris de ce que, dès les premières offres de service, on l’avait fait expliquer en faveur d’une recherche légitime. Mais il avait tort de s’en étonner, car c’est le défaut ordinaire des filles de cette condition, qui veulent qu’un homme soit amoureux d’elles sitôt qu’il leur a dit une petite douceur, et que, sitôt qu’il en est amoureux, il aille chez des notaires ou devant un curé, pour rendre les témoignages de sa passion plus assurés... »
Pistes de lecture
1/ Le tableau des mœurs
En Javotte qui l’incarne ici, s’exprime la petite bourgeoisie du temps. Se demander quels en sont les modes de comportement et de pensée les plus typiques.
2/ Un ton satirique
Le réalisme du romancier n‘est pas innocent. Se demander quels mots, quelles réflexions paraissent dénués de toute objectivité, autrement dit critiques à l’égard du milieu et des personnages évoqués.
3/ « L’amour en style poli »
Relever les termes caractéristiques du langage galant à la mode et s’interroger sur leur comique.
4/ Le comique verbal
Étudier la manière dont le dialogue rebondit de quiproquo en quiproquo.
Un autre extrait du Roman bourgeois
Voici une amusante satire des méfaits de la littérature romanesque. Cette critique des divagations précieuses, cette conception de l’éducation des filles font songer à Molière. La jolie Javotte, introduite dans le salon provincial d’Angélique a assisté à une réception assez ridicule dans cette « Académie bourgeoise ». Elle y a rencontré Pancrace, jeune gentilhomme, qui, pour faire sa conquête, lui prête les cinq tomes del’Astrée : « Elle courut à sa chambre, s’enferma au verrou et se mit à lire jour et nuit avec tant d’ardeur qu’elle en perdait le boire et le manger. »
« ... Comme il nous est fort naturel, quand on nous parle d’un homme inconnu, fût-il fabuleux, de nous en figurer au hasard une idée en notre esprit qui se rapporte en quelque façon à celle de quelqu’un que nous connaissons, ainsi Javotte, en songeant à Céladon, qui était le héros de son roman, se le figura de la même taille et tel que Pancrace, qui était celui qui lui plaisait le plus de tous ceux qu’elle connaissait. Et comme Astrée y était aussi dépeinte parfaitement belle, elle crut en même temps lui ressembler, car une fille ne manque jamais de vanité sur cet article. De sorte qu’elle prenait tout ce que Céladon disait à Astrée comme si Pancrace le lui eût dit en propre personne, et tout ce qu’Astrée disait à Céladon, elle s’imaginait le dire à Pancrace. Ainsi il était fort heureux, sans le savoir, d’avoir un si galant solliciteur qui faisait l’amour[1] pour lui en son absence, et qui travailla si avantageusement, que Javotte y but insensiblement ce poison qui la rendit éperdument amoureuse de lui [...]. Si la lecture a été interdite à une fille curieuse, elle s’y jettera à corps perdu, et sera d’autant plus en danger que, prenant les livres sans choix et sans discrétion[2], elle en pourra trouver quelqu’un qui d’abord[3] lui corrompra l’esprit. Tel entre ceux-là est l’Astrée : plus il exprime naturellement les passions amoureuses, et mieux elles s’insinuent dans les jeunes âmes, où il se glisse un venin imperceptible, qui a gagné le cœur avant qu’on puisse avoir pris du contrepoison. Ce n’est pas comme ces autres romans où il n’y a que des amours de princes et de paladins, qui n’ayant rien de de proportionné avec les personnes du commun, ne les touchent point, et ne font point naître d’envie de les imiter.
Il ne faut donc pas s’étonner si Javotte, qui avait été élevée dans l’obscurité[4], et qui n’avait point fait de lecture qui lui eût pu former l’esprit ou l’accoutumer au récit des passions amoureuses, tomba dans ce piège, comme y tomberont infailliblement toutes celles qui auront une éducation pareille[5]. Elle ne pouvait quitter le roman dont elle était entêtée que pour aller chez Angélique. Elle ménageait toutes les occasions de s’y trouver, et priait souvent ses voisines de la prendre en y allant, et d’obtenir pour elle congé[6] de sa mère. Pancrace y était aussi extraordinairement assidu, parce qu’il ne pouvait voir ailleurs sa maîtresse. En peu de jours il fut fort surpris de voir le progrès qu’elle avait fait à la lecture, et le changement qui était arrivé dans son esprit. Elle n’était plus muette comme auparavant, elle commençait à se mêler dans la conversation et à montrer que sa naïveté n’était pas tant un effet de son peu d’esprit que du manque d’éducation, et de n’avoir pas vu le grand monde.
Il fut plus encore étonné de voir que l’ouvrage qu’il allait commencer[7] était bien avancé, quand il découvrit qu’il était déjà si bien dans son cœur : car quoiqu’elle eût pris Astrée pour modèle et qu’elle imitât toutes ses actions et ses discours, qu’elle voulût même être aussi rigoureuse envers Pancrace que cette bergère l’était envers Céladon, néanmoins elle n’était pas encore assez expérimentée ni assez adroite pour cacher tout à fait ses sentiments. Pancrace les découvrit aisément et pour l’entretenir dans le style de son roman, il ne laissa pas de feindre qu’il était malheureux, de se plaindre de sa cruauté, et de faire toutes les grimaces et les emportements que font les amants passionnés qui languissent, ce qui plaisait infiniment à Javotte, qui voulait qu’on lui fît l’amour dans les formes et à la manière du livre qui l’avait charmée. Aussi, dès qu’il eut connu son faible, il en tira de grands avantages. Il se mit lui-même à relire l’Astrée, et l’étudia si bien qu’il contrefaisait admirablement Céladon. Ce fut ce nom qu’il prit pour son nom de roman, voyant qu’il plaisait à sa maîtresse, et en même temps elle prit celui d’Astrée. Enfin, ils imitèrent si bien cette histoire qu’il sembla qu’ils la jouassent une seconde fois, si tant est qu’elle ait été jouée une première, à la réserve néanmoins de l’aventure d’Alexis qu’ils ne purent exécuter. Pancrace lui donna encore d’autres romans, qu’elle lut avec la même avidité, e à force d’étudier nuit et jour, elle profita tellement en peu de temps qu’elle devint la plus grande causeuse et la plus coquette file du quartier... ».
[Le prosaïque Vollichon veut marier sa fille à Jean Bedout, avare et stupide. Javotte refuse et son père l’enferme dans un couvent. Fidèle aux traditions romanesques, Pancrace enlève la belle et va l’épouser au-delà de la frontière.]
Date de dernière mise à jour : 12/09/2019