L'Histoire des Sévarambes (Veiras)
Avant les pays d’utopie du 18e siècle, comme L’Île des esclaves et L’Île de la raison (Marivaux), l’Eldorado de Candide (Voltaire) ou encore la vertueuse société des Troglodytes des Lettres persanes (Montesquieu), Denis Veiras, dès 1677, imagine une ingénieuse fiction dans une société idéale : il s’agit de L’Histoire des Sévarambes. C’est l‘un des ouvrages les plus originaux et les plus lus de son temps, paru d’abord à Londres en 1675, puis à Paris deux ans plus tard. Vingt ans avant le Télémaque de Fénelon, cette Histoire décrit, dans le cadre d’une relation de voyage fictive, un pays d’utopie, visité à la suite d’un naufrage par un certain capitaine Siden.
Voici un extrait du chapitre « Histoire de l’imposteur Omigas », avec un focus sur la situation des femmes avant la généreuse intervention du héros Veiras, qui introduira l’égalité des citoyens et le divorce (entre autres), permettant de vivre dans le bonheur et la paix. Les femmes sont alors soumises aux penchants cruels et lubriques des prêtres.
« S’il y avait quelque belle fille dans la Nation, les Prêtres ne manquaient pas de la demander, te de faire accroire à ses parents que le Fils du Soleil [l’imposteur Omigas] avait jeté ses regards favorables sur elle, et que pour la rendre un vaisseau de sainteté, il daignerait bien descendre au Ciel pour s’unir à elle et cueillir la première fleur de sa jeunesse (car c’est ainsi qu’ils s’exprimaient). Ils ajoutaient que si la fille et ses parents avaient une véritable foi, et que s’ils recevaient cet honneur éclatant avec tout le respect et toute l’humilité convenable en une telle occasion, le divin Stroukaras [autre nom d’Omigas] ne manquerait pas de remplir la vierge d’un fruit sacré, qui porterait la bénédiction du Ciel à toute la famille. Que si cette vierge ainsi sanctifiée enfantait un garçon, il serait l’un des Prêtres qui offrent des sacrifices au bel Astre du jour ; et que si au contraire elle enfantait une fille, cette fille serait sainte, et que l’homme qui l’épouserait, quand elle serait parvenue à l’époque du mariage, se pourrait vanter d’être gendre du divin Stroukaras, petit-fils du Soleil. Qu’une alliance si illustre serait accompagnée de plusieurs autres avantages, outre le suprême bonheur qu’aurait la fille de se voir unie à un Dieu.
Le peuple crédule et superstitieux ajoutait facilement foi à toutes ces belles promesses, et il n’y avait point de pères ni de mères qui ne s’estimassent heureux d’avoir mis au mode une fille dont la beauté aurait pu plaire au divin Fils du Soleil. Cette persuasion faisait que, de tous les endroits du pays, on menait au Temple du Bocage les plus belles filles qu’on pouvait trouver, pour les offrir et les consacrer à Stroukaras. Quad les prêtres prenaient quelqu’une de ces filles, ils lui faisaient quitter ses habits profanes pour lui en donner de sacrés, après qu’elle avait été lavée dans un bain composé de plusieurs herbes aromatiques. Le jour devant la nuit en laquelle Stroukaras la devait visiter, on faisait des sacrifices et on chantait divers cantiques, afin qu’il descendît du Ciel et qu’il vînt prendre possession de l’humble et sainte pucelle, qui lui avait consacré sa virginité. Après toutes ces cérémonies, on laissait la fille toute seule avec un veux Prêtre qui lui faisait quitter ses habits, et lui enseignait cent postures lascives devant l’autel, pour solliciter Stroukaras de la venir voir et prendre possessions de sa personne. Pendant qu’elle faisait toutes ces cérémonies impures, les autres Prêtres, qui s’étaient retirés pour la laisser seule avec son vieux directeur, s’allaient cacher derrière des jalousies d’où ils pouvaient voir par tout le Temple sans être vus, et de là ils satisfaisaient leurs yeux impudiques par la vue de cette personne. Ensuite ils jetaient au sort entre eux à qui en jouirait le premier, et dès lors que les ténèbres de la nuit étaient venues, on menait la fille dans un lieu obscur fait pour cet usage, où on lui commandait de se coucher sur un lit, et d’y attendre avec grande dévotion la venue de son céleste amant. Quelque temps après on faisait paraître comme des éclairs qui lui frappaient les yeux, et qui lui inspiraient du respect et de l’étonnement. Ces éclairs étaient suivis d’une tonnerre artificiel que l’on faisait gronder pour la emplir de crainte et d’admiration, si bien qu’elle ne manquait pas de prendre tous ces artifices pour autant d’avant-coureurs de l’arrivée de son glorieux amant. Néanmoins il venait vers elle dans l’obscurité après s’être bien parfumé, et unissait ainsi sa fausse divinité à la véritable humanité de cette crédule et dévote vierge. Ensuite on la gardait de cette manière jusqu’à e qu’elle fût enceinte, et puis on la rendait à ses parents, qui la recevaient avec beaucoup de respect et d’humilité.
Ce sales pratiques s’exercèrent parmi ces peuples ensorcelé jusqu’à ce que Sévarias [le législateur et fondateur de l‘État des Sévarambes] leur eût fait connaître les impostures de Stroukaras et celles de ses sacrificateurs, mais ceux qu’il ne soumit pas à sa puissance retiennent encore aujourd’hui ces coutumes abominables. »
Pistes de lecture : une satire indirecte des mœurs européennes et du catholicisme en particulier.
* Équivoques : on peut relever toutes les remarques et expressions qui pourraient aussi bien s’appliquer à certains des dogmes les plus connus du catholicisme.
* La satire anticléricale : comment apparaît le clergé ? Sur quoi fonde-t-il sa puissance et son autorité ?
* Le conte libertin : en quoi ces lignes annoncent-elles une certaine littérature du 18e siècle ?
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