Mlle de Scudéry et Clélie
Le roman héroïque
Les deux ouvrages phares de Mlle de Scudéry, Artamène ou Le Grand Cyrus (1649-1653) et Clélie, histoire romaine (1654-1661) appartiennent à la catégorie des romans héroïques, production romanesque historiquement limitée (entre 1625 et 1655) de livres où règnent grandes actions et grands sentiments. On peut y ajouter ces caractéristiques : format ambitieux (huit à dix volumes) de manière à retrouver le souffle de l’épopée (qui en est le modèle), nombreux épisodes teintés de merveilleux et d’invraisemblable, à l’intrigue principale se mêlent diverses intrigues secondaires au service du romanesque, source du récit d’origine historique (emprunté à l’histoire médiévale ou antique), personnages stéréotypés (toujours nobles, d’une grande élévation morale, beaux et forts, ainsi ce portrait dans le Grand Cyrus : « Cléomire est grande et bien faite ; tous les traits de son visage sont admirables ; la délicatesse de son teint ne se peut exprimer ; la majesté de toute sa personne est digne d’admiration ; et il sort je ne sais quel éclat de ses yeux »), rôle du hasard toujours extraordinaire ou miraculeux. L’amour occupe évidemment une place importante. Les événements politiques et l’évolution de la pensée (mesure et sagesse) auront raison de ces œuvres qui illustrent la tendance romanesque du baroque tout en se ressentant de l’influence précieuse ; au baroque, elles empruntent certains éléments, comme la mobilité, le changement, le jeu de l’apparence, les tromperies du monde.
Sources : Dictionnaire du roman, Yves Stalloni, Armand Colin, 2006
Du roman héroïque au roman psychologique
Le roman psychologique est né du roman héroïque et cette évolution se pressent dans les romans de Mlle de Scudéry où les réflexions psychologiques et morales tiennent de plus en plus de place, notamment dans les six derniers livres du Grand Cyrus et dans Clélie. Elles sont d’ailleurs introduites sans grand souci de l’intrigue.
Dans le tome X de Clélie, la conversation entre Clélie, Plotine, Valérie, Anacréon et Amilcar informe le lecteur de ce qu’il doit attendre d’un roman, genre naissant : le romancier n’est pas libre d’inventer n’importe quoi, il doit se conformer à l’ordre et à la raison, maîtres mots de l’esthétique classique. Toutefois, le roman doit apporter des « merveilles », ce qui est contradictoire, et il faut transposer les us et coutumes des époques ou pays décrits dans l’époque actuelle. Par ailleurs, le romancier doit se faire historien. Ainsi, le roman n’est pas un genre futile, il est propre à donner des leçons de morale et devient instrument de civilisation. Ceci dit, tout cela reste bien théorique. Mlle de Scudéry ne demande à l’Histoire qu’une vraisemblance générale, s’attache aux grands hommes et aux grands événements et ne se prive pas d’inventer.
Par ailleurs, le romancier doit posséder une bonne connaissance du cœur humain, des beaux-arts pour les descriptions et de certaines techniques d’expression comme les vers, discours, billets, conversations, lettres, harangues, plaisanteries mondaines.
Rien d’original donc dans cette vision du monde qui correspond à celle de sa génération, un monde pompeux et factice où le sublime est une seconde nature. La littérature qui en découle abuse donc de procédés et ornements divers, circonstances spectaculaires et attitudes théâtrales.
Toutefois, Mlle de Scudéry est l’une des premières à avoir pratiqué « l’anatomie » du cœur humain. Ainsi Clélie distingue-t-elle les « demis-Amis », les « nouveaux Amis », les « Amis », les « Amis d’habitude », les « solides Amis », les « Amis particuliers » et les « tendres Amis » et précise : « Je distingue si bien toutes ces sortes d’amitiés que je ne les confonds point du tout. » (Clélie, I, 1). Mlle de Scudéry, qui connaît bien la vie mondaine des salons, invite le lecteur à ne pas se laisser prendre à leur jeu de masques.
Cependant, en prétendant que le roman prêche la vertu et instruit plus que l’Histoire, elle plaide la cause du roman héroïque traditionnel et confond convention et vérité. Elle insère ses analyses dans le roman héroïque sans le modifier : la psychologie, matière nouvelle, reste en marge de l’action et ne fournit que des sujets de conversations. Rhétorique et outrance caractérisent ses romans. Elle explique tout aussi longuement les hasards fort improbables qu’elle analyse les passions, et abuse des « si bien que », « joint que », « comme », « car », « cependant », « néanmoins ». Explications aussi inutiles qu’inépuisables ! Le langage pompeux des personnages correspond bien à l’époque qui aime les images et les clichés : dans le Grand Cyrus, Mazare trouve que la mort est trop longue à venir et déclare à Cyrus : « Je ne vous serai pas peu obligé si votre main devance la sienne. » Et les consécutives pleuvent (Clélie) : « Un désespoir si grand qu’il, qu’il ne s’était jamais trouvé si malheureux qu’il se trouvait alors », « il était si triste et si mélancolique qu’on ne pouvait presque l’être davantage : il le fut encore plus », il est laissé « dans un si grand désespoir, que je ne pense pas qu’il y ait jamais eu d’Amant plus affligé que lui. » Quant à l’adjectif « étrange » qui caractérise les états d’âme des personnages, il revient à toutes les pages.
Mais les conversations reflètent un féminisme et une préciosité loin d’être ridicules : Damo (Clélie) « croit qu’il faut être d’un tempérament passionné pour être véritablement vertueux, et qu’on ne peut aimer fortement la vertu, si on n’est capable d’une tendre passion. Mais à dire la vérité, si les peintres peignaient l’Amour de la manière qu’elle l’imagine, ils lui ôteraient son bandeau, son Arc et ses flèches : et ils ne lui laisseraient que son flambeau : car cette sage Fille dit qu’elle ne peut souffrir l’Amour aveugle, et qu’il suffit qu’un cœur soit embrasé, sans vouloir le percer de traits. Enfin elle purifie de telle sorte cette passion, qu’elle ne lui laisse rien de dangereux, quoi qu’elle ne lui ôte rien d’agréable. »
Malheureusement, l’action et la psychologie ne vont pas de pair : une fois la péripétie racontée avec extravagance, les personnages sont passés en revue et l’auteur fait l’inventaire de leurs états d’âme.
Il n’en reste pas moins que Mlle de Scudéry a fait faire de grands pas au roman, découvrant que la matière romanesque pouvait être la vie intérieure elle-même : émotions, mélancolie, inquiétude, ennui. Berelise, dans la seconde partie de Clélie décrit un état de « rêverie douce » à l’accent rousseauiste. On a également parlé de roman à clé, ce qui témoigne d’une excellente observation de son milieu et d’une tendance réaliste.
Sources : Le Roman jusqu'à la Révolution, Henri Coulet, Armand Colin, nouvelle édition 2000.
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Date de dernière mise à jour : 13/10/2017