« Connaître sert beaucoup pour inventer. » (Mme de Staël)

Mme de La Fayette et Sainte-Beuve

Dans Portraits de femmes, Sainte-Beuve évoque notamment Mme de La Fayette. L’article est paru la première fois dans La Revue des Deux-Mondes le 1er septembre 1836.

Sa culture

   Il commence par citer Boileau pour laquelle Mme de La Fayette était « la femme de France qui avait le plus d’esprit et qui écrivait le mieux » ainsi que ces paroles dithyrambiques de Segrais : « Trois mois après que Mme de La Fayette eut commencé d’apprendre le latin, elle en savait déjà plus que M. ménage et que le père Rapin, ses maîtres. En la faisant expliquer, ils eurent dispute ensemble touchant l’explication d’un passage, et ni l’un ni l’autre ne voulait se rendre au sentiment de son compagnon ; Mme de La Fayette leur dit : Vous n’y entendez rien ni l’un ni l’autre. – En effet, elle leur dit la véritable explication de ce passage : ils tombèrent d’accord qu’elle avait raison. C’était un poète qu’elle expliquait car elle n’aimait pas la prose, et elle n’a pas lu Cicéron ; mais comme elle se plaisait fort à la poésie, elle lisait particulièrement Virgile et Horace ; et comme elle avait l‘esprit poétique et qu’elle savait tout ce qui convenait à cet art, elle pénétrait sans peine le sens de ces auteurs. »

Sa présence auprès d’Henriette d’Angleterre   

   Il rappelle ensuite sa présence auprès de la jeune princesse d’Angleterre, qu’elle a connue au couvent de Chaillot, et qui deviendra Madame. De dix ans son aînée, elle passa toutefois pour sa favorite et écrivit plus tard son Histoire de Madame Henriette d’Angleterre. Sainte-Beuve en cite un extrait, où elle parle d’elle à la troisième personne : « Mlle de la Trimouille et Mme de La Fayette étaient de ce nombre [du nombre de personnes qui voyaient souvent Madame]. La première lui plaisait par sa bonté et par une certaine ingénuité à conter tout ce qu’elle avait dans le cœur, qui ressentait la simplicité des premiers siècles ; l’autre lui avait été agréable par son bonheur ; car, bien qu’on lui trouvât du mérite, c’était une sorte de mérite si sérieux en apparence, qu’il ne semblait pas qu’il dût plaire à une princesse aussi jeune que Madame. » A propos de cet ouvrage, Mme de La Fayette écrit : « C’était un ouvrage assez difficile que de tourner la vérité en de certains endroits d’une manière qui la fît connaître et qui ne fût pas néanmoins offensante ni désagréable à la princesse. »

   On pense bien entendu à ses relations avec Louis XIV, son beau-frère. Mme de La Fayette écrit à ce sujet : « Elle se lia avec la comtesse de Soissons […] et ne pensa plus qu’à plaire au roi comme belle-sœur ; je crois qu’elle lui plut d’une autre manière ; je crois aussi qu’elle pensa qu’il ne lui plaisait que comme un beau-frère, quoiqu’il lui plût peut-être davantage, mais enfin, comme ils étaient tous deux infiniment aimables et tous deux nés avec des dispositions galantes qu’ils se voyaient tous les jours au milieu des plaisirs et des divertissements, il parut au yeux de tout le monde qu’ils avaient l’un pour l’autre cet agrément qui précède d’ordinaire les grandes passions. »

   La princesse mourut (1) dans ses bras : « Je montai chez elle. Elle me dit qu’elle était chagrine et la mauvaise humeur dont elle parlait aurait fait les belles heures des autres femmes, tant elle avait de douceur naturelle et tant elle était peu capable d’aigreur et de colère […]. Après le dîner, elle se coucha sur des carreaux (2) […] ; elle m’avait fait mettre auprès d’elle, en sorte que sa tête était quasi sur moi […]. Pendant son sommeil elle changea si considérablement qu’après l’avoir longtemps regardée, j’en fus surprise, et je pensais qu’il fallait que son esprit contribuât fort à parer son visage […]. J’avais tort néanmoins de faire cette réflexion car je l’avais vue dormir plusieurs fois et je ne l’avais pas vue moins aimable. » Plus loin, elle écrit : « Monsieur était devant son lit ; elle l’embrassa et lui dit avec une douceur et un air capable d’attendrir les cœurs les plus barbares : Hélas ! Monsieur, vous ne m’aimez plus, il y a longtemps : mais cela est injuste ; je ne vous ai jamais manqué. – Monsieur parut fort touché et tout ce qui était dans la chambre l’était tellement qu’on n’entendait plus que le bruit que font des personnes qui pleurent […] Lorsque le roi fut sorti de la chambre, j’étais auprès de son lit ; elle me dit : Mme de la Fayette, mon nez s’est déjà retiré. Je ne lui répondis qu’avec des larmes […]. Cependant elle diminuait toujours… ».

   Le 30 juin 1673, Mme de La Fayette écrivait à Mme de Sévigné : « Il y a aujourd’hui trois ans que je vis mourir Madame : je relus hier plusieurs de ses lettres ; je suis toute pleine d’elle. »

Segrais

   À propos de son éventuelle collaboration avec Segrais, Sainte-Beuve cite les propos de ce dernier : « La Princesse de Clèves est de Mme de La Fayette […]. Zayde, qui a paru sous mon nom, est aussi d'elle. Il est vrai que j’y ai eu quelque part, mais seulement dans la disposition du roman, où les règles de l‘art sont observées avec grande exactitude. » Mais, voilà qui est contradictoire, Segrais dit ailleurs : « Après que ma Zayde fut imprimée, Mme de La Fayette en fit relier un exemplaire avec du papier blanc entre chaque page, afin de la revoir tout de nouveau et d’y faire des corrections, particulièrement sur le langage ; mais elle ne trouve rien à y corriger, même en plusieurs années, et je ne pense pas que l’on puisse rien y changer, même encore aujourd’hui. » Que croire ?...   

   Sainte-Beuve écrit alors : « Il est vrai qu’après tout le genre, le genre de Zayde ne diffère pas si notablement de celui des Nouvelles de Segrais, qu’on n’ait pu dans le temps prendre le change. Zayde est encore dans l’ancien et pur genre romanesque, quoiqu’elle en soit le plus fin joyau ; et si la réforme y commence, c’est uniquement dans les détails et la suite du récit, dans la manière de dire plutôt que dans la conception même. Zayde tient en quelque sorte un milieu entre l’Astrée et les romans de l’abbé Prévost et fait la chaîne de l’une aux autres. Ce sont également des passions extraordinaires et subites, des ressemblances incroyables de visages, des méprises prolongées et pleines d’aventures, des résolutions formées sur un portrait ou un bracelet entrevus. Ces amants malheureux quittent la cour pour des déserts horribles, où ils ne manquent de rien ; ils passent les après-dînées dans les bois, contant aux rochers leur martyre, et ils rentrent dans les galeries de leurs maisons, où se voient toutes sortes de peintures. Ils rencontrent à l’improviste sur le bord de la mer des princesses infortunées, étendues et comme sans vie, qui sortent du naufrage en habits magnifiques, et qui ne rouvrent languissamment les yeux que pour leur donner de l’amour. Des naufrages, des déserts, des descentes par mer et des ravissements : c’est donc toujours plus ou moins l’ancien roman d’Héliodore, celui de d’Urfé, le genre romanesque espagnol, celui des Nouvelles de Cervantès. La nouvelle particulière de Mme de La Fayette consiste dans l’extrême finesse d’analyse ; les sentiments tendres y sont démêlés dans toute leur subtilité et leur confusion. » Sainte-Beuve cite ce passage qui, selon lui, correspond « à un secret retour sur elle-même » : « Ah ! Don Garcie, vous aviez raison : il n’y a de passions que celles qui nous frappent d’abord et qui nous surprennent ; les autres ne sont que des liaisons où nous portons volontairement notre cœur. Les véritables inclinations nous arrachent malgré nous. »

Mme de La Fayette et La Rochefoucauld

   Sainte-Beuve cite alors cette lettre de Mme de la Fayette à Mme de Sablé, ancienne amie de La Rochefoucauld, où elle se défend d’avoir des relations intimes avec La Rochefoucauld :

   « Ce lundi au soir

   … Nous avons aussi parlé d’un homme que je prends toujours la liberté de mettre en comparaison avec vous pour l’agrément de l’esprit. Je ne sais si la comparaison vous offense, mais quand elle vous offenserait dans la bouche d’un autre, elle est une grande louange dans la mienne si tout ce qu’on dit est vrai […]. Je hais comme le mort que les gens de son âge (3) puissent croire que j’ai des galanteries. Il leur semble qu’on leur paraît cent ans dès qu’on est plus vieille qu’eux, et ils sont tout propres à s’étonner qu’il soit encore question des gens ; et de plus il croirait plus aisément ce qu’on lui dirait de M. de La Rochefoucauld que d’un autre. Enfin je ne veux pas qu’il en pense rien, sinon qu’il est de mes amis… »

   Mais Mme de Sévigné écrit à ce propos : « Leur mauvaise santé les rendait comme nécessaires l’un à l’autre et […] leur donnait un loisir de goûter leurs bonnes qualités qui ne se rencontre pas dans les autres liaisons […]. A la cour, on n’a pas le loisir de s’aimer : ce tourbillon qui est si violent pour tous était paisible pour eux et donnait un grand espace au plaisir d’un commerce si délicieux. Je crois que nulle passion ne peut surpasser la force d’une telle liaison. » (Lettre du 5 avril 1680 à Mme de Grignan). 

   Sainte-Beuve cite encore la lettre du 15 avril 1672, où elle continue à évoquer la mauvaise santé de Mme de La Fayette : « Mme de la Fayette s’en va demain à une petite maison auprès de Meudon où elle a déjà été. Elle y passera quinze jours pour être comme suspendue entre le ciel et la terre ; elle ne veut pas penser, ni parler, ni répondre, ni écouter ; elle est fatiguée de dire bonjour et bonsoir ; elle a tous les jours la fièvre et le repos la guérit ; il lui faut donc du repos ; je l’irai voir quelquefois. M. de La Rochefoucauld est dans cette chaise que vous connaissez ; il est d’une tristesse incroyable, et l’on comprend bien aisément ce qu’il a. »

   On apprend les sobriquets que se donnaient les uns et les autres : le Dégel pour Mme Scarron, le Nord pour Colbert, la Pluie pour M. de Pomponne et le Brouillard pour Mme de La Fayette.

Mme de Maintenon

   Il évoque les Mémoires (4) de Mme de La Fayette pour les années 1688 et 1689. Elle dit, à propos d’Esther de Racine : « Elle [Madame de Maintenon] ordonna au poète de faire une comédie mais de choisir un sujet pieux ; car, à l’heure qu’il est, hors de la pitié point de salut à la cour, aussi bien que dans l’autre monde […]. La comédie représentait, en quelque sorte, la chute de Mme de Montespan et l’élévation de Mme de Maintenon ; toute la différence fut qu’Esther était un peu plus jeune et moins précieuse en fait de piété. »

La Princesse de Clèves

   À propos de La Princesse de Clèves : « Dès que cette Princesse, ainsi annoncée à l’avance, parut, elle fut l’objet de toutes les conversations et correspondances : Bussy et Mme de Sévigné s’en écrivaient ; on était partout sur le qui-vive à son propos ; on s’abordait dans la grande allée des Tuileries en s’en demandant des nouvelles. Fontenelle lut le roman quatre fois dans la nouveauté ; Boursault en tira une tragédie, comme à présent on eût fait des vaudevilles. Valincourt écrivit très incognito un petit volume de critique qu’on attribua au Père Bouhours, et un abbé de Charnes riposta par un autre petit volume qu’on supposa de Barbier d’Aucourt, critique célèbre d’alors et adversaire ordinaire du spirituel jésuite (5). La Princesse de Clèves a survécu à cette vogue qu’elle méritait et est demeurée parmi nous le premier en date des plus aimables romans […]. Cette rougeur familière à Mme de Clèves est qui d’abord est presque son seul langage, marque bien la pensée de l’auteur, qui est de peindre l’amour dans tout ce qu’il a de plus frais et de plus pudique, de plus adorable et de plus troublant, de plus indécis et de plus irrésistible, de plus lui-même en un mot [...]. »

   Sainte-Beuve relève les extraits suivants, signes des « contradictions et des duplicités délicates de l’amour si naturellement exprimées :

   - « Mme de Clèves avait d’abord été fâchée que M. de Nemours eût eu lieu de croire que c’était lui qui l’avait empêchée d’aller chez le maréchal de Saint-André ; mais ensuite, elle sentit quelque espèce de chagrin que sa mère lui en eût entièrement ôté l’opinion… »

   - « Mme de Clèves s’était bien doutée que ce prince s’était aperçu de la sensibilité qu’elle avait eue pour lui ; et ses paroles lui firent voir qu’elle ne s’était pas trompée. Ce lui était une grande douleur de voir qu’elle n’était plus maîtresse de cacher ses sentiments et de les avoir laissés paraître au chevalier de Guise. Elle en avait aussi beaucoup que M. de Nemours les connût ; mais cette dernière douleur n’était pas si entière, et elle était mêlée de quelque sorte de douceur. »

   Il poursuit : « Les scènes y sont justes, bien coupées, parlantes, en un ou deux cas seulement invraisemblables, mais sauvées encore par l’à-propos de l’intérêt et un certain air de négligence. Les épisodes n’éloignent jamais trop du progrès de l’action et y aident quelquefois. La plus invraisemblable circonstance, celle du pavillon quand M. de Nemours arrive singulièrement à temps pour entendre derrière une palissade l’aveu fait à M. de Clèves, cette scène que Bussy et Valincourt relèvent, faisait pourtant fondre en larmes, au dire de ce dernier, ceux même qui n’avaient pleuré qu’une fois à Iphigénie. Pour nous, que ces invraisemblances choquent peu, et qui aimons La Princesse de Clèves jusqu’à sa couleur un peu passée, ce qui nous charme encore, c’est la modération des peintures qui touchent si à point, c’est cette manière partout si discrète et qui donne à rêver : quelques saules d’un ruisseau quand l’amant s’y promène ; pour toute description de la beauté de l’amante, « ses cheveux confusément rattachés » ; plus loin, « des yeux UN PEU (sic) grossis par des larmes », et pour dernier tarit, « cette vie qui fut ASSEZ (sic) courte », impression finale elle-même ménagée. La langue en est également délicieuse, exquise de choix (6), avec des négligences et des irrégularités qui ont leur grâce et que Valincourt n’a notées en détail qu’en les supposant dénoncées par un grammairien de sa connaissance, et avec une sorte de honte d’en faire un reproche trop direct à l’aimable auteur. Je n’y distingue que deux locutions qui ont vieilli : « le roi ne survécut guère le prince de son fils » et « Milord Courtenay était aussi aimé de la reine Marien qui l’aurait épousé du consentement de toute l’Angleterre, sans qu’elle connût que la jeunesse et la beauté de sa sœur Élisabeth le touchaient davantage que l‘espérance de régner » ; pour « si ce n’est qu’elle connût », cette dernière locution revient plusieurs fois. […]

   En avançant dans la composition de La Princesse de Clèves, les pensées de Mme de La Fayette, après ce premier essor vers la jeunesse et ses joies, redeviennent graves : l’idée du devoir augmente et l’emporte. L’austérité de la fin sent bien « cette vue si longue et si prochaine de la mort, qui fait paraître les choses de cette vie de cet œil si différent, dont on les voit en santé. ». Dès l’été 1677, elle avait elle-même éprouvé cela, et comme l’indique Mme de Sévigné, tourné son âme à finir (lettre du 9 juillet 1677) […]. »

   Pour Sainte-Beuve, Mme de la Fayette et la Rochefoucauld – qui meurt deux ans après la publication de l’ouvrage (7) – n’ont eu que des relations platoniques. Voire…

   Remarque

  Pourquoi écrit-on, se demandera toujours Sainte-Beuve. Parce qu'on souffre, répond-il. À partir de là, il analyse les rapports entre La Rochefoucauld et Mme de La Fayette qui aurait écrit La Princesse de Clèves pour réconforter son ami... Discutable mais pas inintéressant. 

   Il écrit à ce propos : « Il est touchant de penser dans quelle situation particulière naquirent ces êtres si charmants, si purs, ces personnages nobles et sans taches, ces sentiments si frais, si accomplis, si tendres ; comme Mme de La Fayette mit là tout ce que son âme aimante et poétique tenait en réserve de premiers rêves toujours chéris, et comme M. de La Rochefoucauld se plut sans doute à retrouver  dans M. de Nemours cette fleur brillante de chevalerie dont il avait trop mésusé, et, en quelque sorte, un miroir embelli où recommencerait sa jeunesse. Ainsi ces deux amis vieillis remontaient par l’imagination à cette première beauté de l’âge où ils ne s’étaient pas connus, et où ils n’avaient pu s’aimer. »  

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Notes

(1) On sait que de soupçons d’empoisonnement pesèrent sur la mort de Madame.

(2) carreau : coussins

(3) Il s’agit du jeune comte de Saint-Paul, vraisemblablement le fils de La Rochefoucauld et Mme de Longueville.  

(4) Ces sources me sont inconnues.        

(5) Valincourt, 1678 Lettres à Madame la Marquise *** sur le sujet de la « princesse de Clèves » et abbé de Charnes, Conversation sur la critique de la « princesse de Clèves » (1679).    

(6) Sainte-Beuve écrit ailleurs : « Il est très remarquable de voir combien, sous Louis XIV, la langue française dans toute sa pureté, et telle que l’écrivaient Mmes de La Fayette, de Sévigné et M. de La Rochefoucauld, se composait d’un petit nombre de mots qui revenaient sans cesse avec une sorte de charme dans le discours ; et quelle était la généralité des expressions qu’on employait […]. On peut dire particulièrement du style de Mme de La Fayette qu’il est la pureté et la transparence même, c’est le liquida vox d’Horace. »

(7) Il meurt dans la nuit du 16 au 17 mars 1680.

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Date de dernière mise à jour : 14/10/2017